Paul Amargier

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3. Avec Paul Valery:Vie publique

4. Avec Paul Valery: Femmes

5 Avec Paul Valery: L'Académie

6. Avec Paul Valery: Les années noires

 

 
Chapitre 6.  Les années noires

 

 Né au lendemain du désastre de Sedan, ayant traversé les quatre années de feu et de sang de la Grande-Guerre, Valéry, en 1939, pour la troisième fois de son existence, dut affronter les angoisses d'un conflit, cette fois, mondial.

 

          Le 17 septembre 1939, depuis la campagne du Mesnil (Seine-et-Oise) où il passait l'été, il écrit à Gide :

 

 « Hier, j'ai vu François entrer à la caserne. Je suis étonné moi-même d'être affecté par ceci (qui devait arriver) au point extrême que je le suis. J'en suis intimement malade, et surpris de me sentir, depuis quelques jours surtout, dans cet état de destruction nerveuse en profondeur…

 

          On veut m'employer, quant à moi, à un tas de ces choses inutiles à quoi on destine les gens non moins inutiles qui sont nous. On m'a fait dire au micro un soi-disant "Message", qui me vaut 30 % de compliments, et le reste d'injures, par lettres signées ou non. Bravo pour les injures !

 

          Mais je n'ai le cœur à rien. Je me ronge ici, et veux m'en aller. J'aime mieux Paris, malgré les êtres. Mais je ne fais jamais ce que je veux, quoique je veuille bien rarement quelque chose.

 

          Je fume, je fume, je me mets pendant des heures à des calculs sans intérêt, sans issue. La sottise des hommes m'étouffe. Et la mienne se sent la résumer toute et la concentrer comme une essence, ou comme un acide qui s'attaquerait soi-même.

 

          Je voudrais être avec toi.

                                                                                               Paul. »

 

          En janvier 1940, le professeur du Collège de France consacre un cours au Père Cyprien, carme, qui en 1641 traduisit en français le Cantique Spirituel de St-Jean-de-la Croix et "qu'il propose aux amateurs de beauté de notre langage de considérer désormais comme l'un des plus parfaits poètes de France".

 

          C'est le premier texte de prose qu'il me fut donné de lire, de Valéry, au Petit Séminaire du Vigan, en 1941, lorsque ce cours fut publié dans la Revue des Deux-Mondes ; lu alors avec ravissement. Relu, aujourd'hui, avec un plaisir intact.

 

          Durant ces mois de la drôle de guerre, Valéry, fatigué de plus par une bronchite tenace, vécut dans un état de permanente anxiété, avec le cauchemar de savoir "ses enfants, Claude et François, dans la bataille de là-bas" : « Dans cet état, les meilleures idées qui pourraient me venir, me seraient indifférentes, si ce n'est pénibles. On dirait qu'elles le pressentent, et s'abstiennent ou n'insistent pas… »

 

          Il travailla cependant à son Faust et, le 1er mars 1940, il écrit la charmante lettre que voici à son amie de Marseille, Marguerite Fournier, qui fut pour lui et sa famille, une Providence, durant ces dures années de restrictions (voir Lettres à une amie, 30 lettres publiées grâce aux du Professeur Marcelle Chirac, Lourmarin, 1988, 91 pages).

 

           (En tête : Académie française)

 

                                                                                               Jeudi 1er mars 1940

          Chère Mademoiselle et amie,

 

          Je vous écris du sein de l'Académie. C'est un sein qui n'est pas très ferme. Et je m'abstrais facilement d'une discussion sur le mot "Aigle", pour vous envoyer quelques mots. Cette séance m'est une espèce de séjour dans une oasis qui est verte mais sèche, et je saisis cette heure de présence où ni le téléphone, ni le courrier, ni les très diverses occupations que je suis obligé de mener ne me harcèlent ; je puis y penser un peu à mes heures de Marseille, si faciles et si confortables grâce à vous. A peine arrivé, j'ai été repris aussitôt par la machine de ma vie. J'ai eu la surprise de trouver ici mon gendre et mon fils n° 2, tous deux en mission.

 

          Paris est moins gai à voir que Marseille. Le jour de mon arrivée, il y avait une alerte à l'aube. Ma petite fille réveillée et conduite dans l'abri était furieuse et voulait tuer tous les allemands, ce qui est une très bonne idée !… » [1]

 

          Hélas, deux mois plus tard, le pire se produisait - mai 40 - et pour la famille

 

Valéry, comme pour tant d'autres, l'exode, eux, vers Dinard. Une longue et confiante lettre à l'abbé Mugnier mérite d'être citée dans son intégralité :

 

          « Dinard, Ille-et-Vilaine, 8, rue des Marettes, 1940

 

                    Cher et vénéré ami,

 

          Ma femme et moi sommes bien heureux d'avoir de vos nouvelles. Tout le monde est à tâtons dans cette "nuit cruelle", infiniment plus cruelle que tout ce que Racine pouvait imaginer. On se demande : "Où est un tel ? Et où est la France ? Et où, tout ce que nous avons connu, espéré, admiré ?"

 

          Les Psaumes, les prophètes et l'Apocalypse me paraissent à présent raisonnables, et même bien modérés, dans leurs lamentations et imprécations, où l'on trouve jusqu'aux chars des Assyriens et aux chutes d'étoiles qui tombent comme les figues du figuier !

 

          Mais je ne veux pas parler des évènements. Ils ont seuls la parole, et quelle voix affreusement inouïe ! D'ailleurs je ne sais que ce qu'on peut savoir, et ce que l'on nous donne. Je passe aux nouvelles de nous. Nous avons quitté Paris en taxi à la fin de mai. J'étais à peine rentré de convalescence à la Malmaison. Nous, c'est-à-dire ma femme, ma belle-sœur, ma fille et sa fille, ma belle-fille et les deux bonnes et moi. Nadia Boulanger nous avait trouvé ici un petit hôtel où nous sommes restés en pension avant d'avoir loué cette villa qui voit la mer et quantité de fleurs, parmi lesquelles sont installés bien des hôtes puissants et solides… La mitrailleuse et les hélices s'entendent presque tous les jours dans les airs.

 

          Nous avons vécu ici des semaines d'angoisse croissante, la patrie et les enfants en danger.

 

          Enfin nous avons appris cette sorte de miracle que mes deux fils et mon gendre, sains et saufs, s'étaient rencontrés dans les rues de Clermont-Ferrand… Mon gendre, qui était le plus exposé, a eu la croix de guerre. Mais comment se réunir à présent ? Le paradoxe de l'affaire, c'est que c'est nous enfin qui sommes les prisonniers !

 

          Nous allons cependant aussi bien que le permettent la pensée du lendemain et la présence très correcte, mais très sensible, de tous les ministres de la colère divine.

 

          Oui, les problèmes de tous et de chacun pèsent sur le cœur. Je ne sais ce que vont devenir ces garçons, comment se feront-ils une vie ? Je compte rentrer à Paris dès qu'il sera possible. Mais les transports ? Mais les bagages ? Ma fille, qui est dans un état très avancé, ne peut voyager sans risques, si le voyage est rude…

 

          Voilà notre état, cher et excellent ami. Il pourrait être pire… Mais la France !

 

          Je vous charge de tous mes hommages pour Mme de Castries. Mme de Durfort doit être à Combourg. On me dit qu'elle a 800 hommes auprès d'elle. Mais je vous dis qu'on me l'a dit et rien de plus.

 

          Terminons par une courte prière : Seigneur, Seigneur, préservez-nous des imbéciles ! Faites que ce peuple où il y a tant de gens d'esprit, ne demeure pas éternellement le plus bête peuple du monde !

 

          De tout notre cœur, nous vous adressons tout ce qu'il contient de plus affectueux. »

          (Princesse Bibesca,Le Confesseur et les poètes, Grasset, 1970, p. 210-213).

 

          L'abbé Mugnier, au fil des ans, était devenu, pour Valéry, un ami véritable, dont il fit, du vivant de l'abbé, en public, l'éloge, le 9 juin 1934 : « Charmant et vénérable chanoine Mugnier, l'un des très rares hommes qui soient spirituels dans tous les sens de ce terme ambigu, et qui nous représentent par la finesse, la bonté, le culte des âmes et des lettres, les plus exquises qualités de l'ancienne Eglise de France. »

(Pléiade, o.c., I, 769).

 

          Cet Aumônier Général des Lettres Françaises, comme d'aucuns l'appelaient volontiers, qui connaissait tout, de Valéry, et les grandeurs et les faiblesses, et lui pardonnait tout, dès leur première rencontre avait reçu ses confidences :

 

          « 25 mai 1922.

 

          Déjeuné aujourd'hui, chez Mme Hyde, avec Valéry. Il m'a confié qu'il n'est pas chrétien, qu'il n'aime pas l'Evangile, qu'il le trouve méchant. Il ne comprend pas le mélange de Dieu et de la souffrance, et considère les miracles de l'Evangile comme indignes de lui. Ainsi de changer l'eau en vin, c'est un tour de prestidigitation peu grand. Valéry m'a cité le passage où il dit que Jésus touché par l'hémorroïsse ne comprend pas et sent une vertu qui sort de lui. Il n'aime pas la scène des pourceaux jetés dans le lac. Il trouve qu'il y a, dans l'Evangile, plusieurs Christ différents. C'est comme le Dieu de la Genèse, des textes élohistes et jéhovistes. Il définit la foi "la force de fabriquer le vrai". Il est, dit-il, d'une grande volonté intellectuelle. Le devoir est de douter.

 

          Valéry parlait encore de la transformation métaphorique de Mallarmé. Et comme je lui disais que ce dernier parle beaucoup de la chevelure féminine, il a ajouté "et aussi de l'éclat de la peau". Valéry a renoncé à la littérature, en 1892, dit-il, en plein mallarméisme. Il a repris pendant la guerre. Valéry parle beaucoup, mais sa prononciation n'est pas très nette. »

 

          On retrouvera les mêmes prises de position valéryennes, ne varietur, lors d'un face-à-face avec Paul Claudel, ménagé entre les deux hommes par Henri Mondor, le 23 novembre 1943, dont on lira les reportata dans les Propos familiers de Paul Valéry, Grasset, 1957, p. 197-223. Ce recueil de propos fami-liers représente une chronique des années noires. Propos qui nous sont d'autant plus précieux qu'enregistrés au jour le jour, criants d'exactitude, nous y sommes. C'est ainsi que, le 12 avril 1942, nous entendons Valéry réciter, du premier au dernier vers, par cœur, l'Après-midi d'un faune, lui qui avait toujours ms en avant son incapacité, réelle, d'apprendre et retenir un texte. Comme les convives s'étonnaient devant cette performance, il commenta :

 

          « " J'ai gardé deux ou trois cents vers, qui se sont imposés d'eux-mêmes à ma faculté conservatrice, de par leur autorité propre. Cet enregistrement spontané en moi, qui n'ai jamais pu apprendre une leçon, m'a fait soupçonner qu'il y avait une vertu singulière dans la forme de ces vers."

 

          Jamais je n'avais vu Fargue aussi bouleversé, privé d'images, de vocabulaire, si près de laisser couler ses larmes. Nous emportions, comme une féerie de moment unique, ce souvenir du disciple du plus prodigieux ayant répété, peut-être pour la dernière fois, le chant préféré de sa vie. »

 

          On le voit, à l'occasion d'une réception en juin 1943, refuser de serrer la main de Georges Ripert qui, ministre de Vichy, l'avait destitué, en mars 1941, de sa fonction d'administrateur du C.U.M., fonction dans laquelle il fut rétabli en mars 1945. Etc…

 

 

 

          Le 4 janvier 1941, Henri Bergson disparaissait. Il revint à Valéry, dans le cadre académique, de prononcer l'éloge du philosophe, ce qu'il fit dans le grand Discours du jeudi 9 janvier 1941. Voici un large, quoique trop court extrait, de cet admirable texte (Pléiade, o.c. I, 883-886) :

 

          « Je pensais, au commencement de cette année qui trouve la France au plus bas, sa vie soumise aux épreuves les plus dures, son avenir presque inimaginable, que je devais exprimer ici les vœux que nous formons tous, absents et présents de cette Compagnie, pour que les temps qui viennent nous soient moins amers, moins sinistres, moins affreux que ceux que nous avons vécus en 1940, et vivons encore.

 

          Mais voici que dès les premiers jours de cette année nouvelle, l'Académie est en quelque sorte frappée à la tête. M. Bergson est mort samedi dernier, 4 janvier, à l'âge de quatre vingt un ans, succombant sans souffrance, semble-t-il, à une congestion pulmonaire. Le corps de cet homme illustre a été transporté lundi de son domicile au cimetière de Garches, dans les conditions nécessairement les plus simples et les plus nécessairement émouvantes. Point de funérailles ; point de paroles ; mais sans doute d'autant plus de pensée recueillie et de sentiment d'une perte extraordinaire chez tous ceux qui se trouvaient là. C'était une trentaine de personnes, réunies dans un salon, autour du cercueil. J'ai exprimé à Mme Bergson les condoléances de l'Académie, qu'elle m'a chargé de remercier en son nom. Aussitôt après, on est venu prendre le cercueil, et, sur le seuil de la maison, nous avons salué une dernière fois le plus grand philosophe de notre temps.

 

          Il était l'orgueil de notre Compagnie……Le sens de la vie, depuis ses manifestations les plus simples et les plus humbles lui paraissait essentiellement spirituel. Tout ceci nous permet d'imaginer quel peut être l'état de cette vaste et profonde intelligence en présence des évènements qui ont ruiné tant de belle prévision, et changé si rapidement et si violemment la face des choses. A-t-il désespéré ? A-t-il pu garder sa foi dans l'évolution de notre espèce vers une condition de plus en plus relevée ? Je l'ignore, puisque, ignorant aussi qu'il se trouvait à Paris depuis le mois de septembre, et n'y ayant appris sa présence qu'au même instant que j'apprenais sa mort, je n'ai pas été lui faire visite. Mais je ne doute point qu'il n'ait été cruellement atteint jusqu'au fond de lui-même par le désastre total dont nous subissons les effets.

 

          Très haute, très pure, très supérieure figure de l'homme pensant, et peut-être l'un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément, et supérieurement pensé, dans une époque du monde où le monde va pensant et méditant de moins en moins, où la civilisation semble, de jour en jour, se réduire au souvenir et aux vestiges que nous gardons de sa richesse multiforme et de sa production intellectuelle libre et surabondante, cependant que la misère, les angoisses, les contraintes de tout ordre dépriment ou découragent les entreprises de l'esprit, Bergson semble déjà appartenir à un âge révolu, et son nom, le dernier grand nom de l'histoire de l'intelligence européenne. »

 

          Nous venons de voir Valéry se préoccuper de savoir si Bergson, malgré le tragique des évènements, avait gardé sa foi en "l'évolution de notre espèce vers une condition de plus en plus relevée ? ". Ce n'était, certes pas, son cas, à lui, qui confiait à Jean Ballard, l'animateur, à Marseille, des Cahiers du Sud, au plus sombre des heures de ténèbres : « Je vois l'Europe, demain, comme une table rase et voudrais du moins, quelque jour, écrire tout ce que je pense de notre abjecte espèce. » (Paul Valéry Vivant, p. 245).

 

          "Abjecte espèce", durus est hic sermo, est-il écrit dans l'Evangile selon saint Jean (VI-61) ; oui, parole dure à entendre, prononcée dans la détresse d'une situation perçue, à ce moment-là, comme désespérée. Valéry, par ailleurs, commençait à se trouver dans un état de santé déplorable : le 10 mai 1943, il fut pris, par exemple, en présence de ses amis, le docteur Henri Mondor et Colette, d'un malaise, qui dénotait une nette déperdition de ses forces vives, situation devenue préoccupante.

 

          Deux années, au long desquelles il va lutter avec courage face à un destin au cours désormais scellé. En mai 44, il écrit à sa fille Agathe : « Que de sottise ? Je veux écrire un traité de la bêtise des Hommes ! Qui se portera bien. J'en ai depuis longtemps toutes les idées, et nous en vivons les images et démonstrations… ».

 

          En août 44, il eut cependant la consolation de voir arriver, de la fenêtre de son appartement, les chars libérateurs entrant dans Paris ; le 26, il assistera au défilé de l'arrivée du Général de Gaulle (qui lui écrira bientôt "Merci de ça et de tout", ce dont Valéry se montrait très fier), depuis le balcon du journal "Le Figaro", où, le 2 septembre, il publiera un article, intitulé RESPIRER : « L'idée que nous sommes libres dilate l'avenir du moment ».

 

          Le 27 octobre, au Théâtre-Français, dans la loge, auprès du Général de Gaulle, qui l'y a invité, il chante, en même temps que la foule, la Marseillaise.

 

          A la fin de l'année 44, le 20 décembre, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, il a le courage, après celui de l'avoir composé, de prononcer, à l'occasion du 250ème anniversaire de la naissance du père de Candide, son grand Discours sur Voltaire (Pléiade, o.c. I, 518-530).

 

          Texte en quelque sorte dédié à la louange du "nombre restreint d'individus auxquels nous devons de quoi penser, comme nous devons aux laboureurs de quoi vivre".

 

          La France a donné au monde des personnages de première grandeur, Montaigne, Descartes, Pascal, Voltaire, qui nous ont laissé, outre leur œuvre, un ensemble d'attitudes exemplaires dans la vie, qui fait que nous ne pouvons penser à leur œuvre que nous ne pensions en même temps à leur être, dit-il.

 

          A cette cohorte d'individus significatifs, comme il les appelle, nous devons joindre, et Bergson, et lui-même.

 

          Le présent essai peut se situer dans le prolongement de ces ultimes Discours - véritable testament - sur Bergson et Voltaire. Novissima Verba !

 

 

 

 

          Pour moi aussi, appartenant à la génération de ceux qui eurent vingt ans en 44, comme pour Georges Perros (Lectures, le temps qu'il fait 1981, p. 108) : « l'œuvre et la personne de Valéry représentaient ce que l'intelligence aux prises avec les milliers d'hommes que cache un homme, avait produit de plus relevé, de plus achevé, de plus juste. La découverte de Mr Teste, des études sur Léonard de Vinci, du Cimetière Marin, de la Jeune Parque, les marqua pour la vie. Je fis partie de ces quelques-uns. Nous sentions que cette œuvre avait sauvé ce qui nous importait le plus, et qui sombrait : une certaine manière de considérer les choses du langage. Valéry nous proposait une solitude possible, et un travail placé sous le signe de je ne sais plus quelle pureté, quel mépris de l'opinion d'autrui. Il flattait en nous ce goût de l'incognito, l'orgueil n'y trouvait à redire, et notre mémoire s'enchantait de certaines phrases de la Soirée avec Mr Teste, à partir desquelles nous nous ménagions une éthique assez commode. Nous étions partis, nous aussi, pour tuer la marionnette, sans nous douter qu'elle se tuait toute seule, nous demandant peu notre avis. Ce que nous savions de l'étourdissante adolescence du poète, de sa conversation, de l'amitié que Mallarmé lui vouait, les propos que rapportaient le Journal de Gide, bref l'idée même qu'on s'en faisait… »

 

          … c'est tout cela qui a rendu, en ce qui me concerne, malgré ses idoles, ses limites, cet homme, à mes yeux, à tout jamais incomparable.

 

 

  

 

 

Post-Scriptum

 

 

       Valéry, après avoir noté dans l'un de ses Cahiers (le 10 mai 1945) : « J'ai la sensation que ma vie est achevée, c'est-à-dire que je ne vois rien à présent qui demande un lendemain. Ce qui me reste à vivre ne peut plus être désormais que du temps à perdre. Après tout, j'ai fait ce que j'ai pu » ; le 31 mai, il devait s'aliter, pour mourir le vendredi 20 juillet 1945, à 9 heures du matin. Le Général de Gaulle décréta des Obsèques Nationales, qui se déroulèrent le 24 juillet, une fois accomplie la cérémonie religieuse en l'église Saint-Honoré d'Eylau.

 

       Le 27 juillet, sa dépouille fut ensevelie à Sète, dans le sépulcre familial. Sur sa tombe, ces deux vers du Cimetière marin :

 

« O récompense après une pensée

Qu'un long regard sur le calme des dieux. »

 


 

[1] C'est dans cette maison, jouxtant Saint-Victor, sise "entre la crypte et l'onde", pour reprendre l'expression même de Valéry, qui chérissait ce lieu, que le 23 sept. 1941, le peintre morave, devenue marseillais, Rudy Kundera (disparu le 5 janv. 2005), a évoqué - en dix minutes à peine, me disait-il - un Valéry des plus émouvants "tel qu'en lui-même", dirait son maître. Il a écrit, à la hâte, au dessous de la signature Kundera : « Je me sens ressemblant et vivant dans ce dessin si promptement exécuté et je pars content de demeurer un peu ici captif de l'art de Monsieur Rudolf Kundera. Marseille, le 23 septembre 1941. Paul Valéry. »

 

 

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