Paul Amargier

                                           Avec paul Valery rencontre et propos

        accueil           Avec Paul Valery : rencontres et propos

 

1. Avec Paul Valery:Montpellier-Paris

2. Avec Paul Valery: l'après Mallarmé

3. Avec Paul Valery:Vie publique

4. Avec Paul Valery: Femmes

5 Avec Paul Valery: L'Académie

6. Avec Paul Valery: Les années noires

 

 
Chapitre 3.  Vie Publique

 

Après la naissance de sa fille, prénommée Agathe (7 mars 1906), Valéry devait vivre des années rendues particulièrement difficiles par les soucis que lui causait la santé de son épouse, ainsi que la sienne propre ; difficultés, dont les lettres à Gide de 1907-1909 se font largement l'écho : un seul exemple, du 22 juin 1909 : « Je suis plein de douleurs et brisé de toutes parts. Hier est venu Drouin qui a dû me trouver excessivement vague. Nous avons causé, comme j'ai pu. En somme, rien n'est changé. Il faut continuer à attendre, à cuire dans son affreux jus, à vivre dans un petit feu abominable. »

 

A la suite d'un hiatus de trois ans, exceptionnel, dans leur Correspondance, de 1909 à 1912, nous voyons, fin mai 1912, Gide se joindre à l'éditeur Gaston Gallimard pour décider Valéry à revoir ses poèmes anciens en vue d'une publication prochaine. De prévoir pour cela, en sus, de nouveaux textes.

 

Tel sera le déclic qui permettra, quatre ans plus tard, à La Jeune Parque, sortant triomphale des limbes, de propulser son géniteur de l'anonymat où il se trouvait jusque-là enfermé, à la lumière d'une célébrité soudaine, assez stupéfiante, acquise comme par un de ces enchantements dont la ville de Paris semble détenir le secret.

 

Les témoignages sur le phénomène, alors survenu, en 1917, abondent. Retenons celui de Francis de Mionandre (Paul Valéry Vivant, p. 86), entrant ébloui dans ce labyrinthe de merveilles, apprenant le poème par cœur pour aller à travers librairies et salons s'en faire l'inlassable propagandiste : « Je sais bien que Valéry fut touché d'une telle ferveur. Mais il ne voulut jamais le dire. Il ne voulut jamais me laisser dire ce que j'étais ainsi obligé de dire à d'autres, devenant de la sorte peu à peu, et comme malgré moi, le commentateur du poème. Car, pour expliquer mon émotion, il me fallait faire sentir la beauté de ces vers et, pour commencer, dissiper, aux yeux non encore adaptés, l'extraordinaire signification des moindres passages. Oui, cette ardeur de néophyte, ce prosélytisme plurent à Valéry, et je devins son ami, mais il était bien entendu entre nous, il était tacitement entendu, que nous ne parlerions mais de ce côté de la question. Je n'ai connu personne de plus pudique, de plus modeste. Tout compliment, que dis-je ? Toute remarque susceptible de faire pressentir l'approche d'un éloge, l'effarouchait. Il avait fait un "exercice" et il s'en tenait là. Libre à nous d'en déduire la portée ésotérique. Pour lui, c'est une suite de "morceaux", rejointoyées par des "transitions", qui lui avaient donné plus de peine que le reste. Oh ! comme il insistait là-dessus, je me rappelle !… Tel Edgar Poe s'ingéniant à démonter le mécanisme du Corbeau pour montrer que le poète est avant tout un artisan, un praticien, un maître de prestiges, ainsi Valéry essayait de me persuader du côté artificiel de ces passages intermédiaires. Cette tactique (car c'en était une) allait de pair avec celle qu'il employait pour nous faire croire qu'il était avant tout un prosateur, un homme de recherches intellectuelles, un scientifique, et que la poésie était chez lui une activité secondaire et momentanée. Chose que, pour ma part, je n'ai jamais crue. J'ai réfléchi là-dessus pendant vingt-cinq ans, et je persiste à penser que Valéry se trompait lui-même, et que, dans son œuvre, l'inspiration joua un rôle immense, le rôle du premier moteur. »

 

 

Déjà, autour d'un conte poétique, intitulé Agathe - le prénom choisi pour sa fille - en référence à cette œuvre, restée inachevée, placée sous le signe de l'admirable "Sainte Agathe" par Zurbaran, que conserve le musée Fabre de Montpellier (tableau tant aimé de Valéry, depuis sa jeunesse et tout au long de sa vie), le poète s'était exercé, ainsi qu'en témoignent notes et textes recueillis dans Pléiade, o.c. II, 1387-92, autour de ce thème indéfiniment repris, dès 1900 - 29 août : "J'écrirai Notes sur Agathe ou Agathe ou le Sommeil". Le 14 juillet 1901 : « Je suis dans une demi-installation, couchant ici et mangeant là, avec Agathe indéfinie sur une table ».  En 1906, cette Agathe de la fable, deviendra une Agathe bien réelle.

 

En juillet 1912, Gide s'évertuant, auprès de son ami, à le convaincre de former un volume publiable de ses poèmes et essais, lui suggère : « Tes vers, la Soirée avec Teste, la Méthode de Vinci, divers articles du Mercure et les fragments du Sommeil d'Agathe et de je ne sais plus quoi qui se passait en Chine » (en fait, le Yalou : Pléiade, o.c. II, 1016).

 

Les fragments du Sommeil d'Agathe resteront à l'état de simples fragments, puisque, se laissent fléchir par l'insistance de son ami, Valéry, de 1912 à 1916, renouera sur nouveaux frais, avec ses efforts de création poétique, pour aboutir à La Jeune Parque.

 

Poème admirable, composé en sa majeure partie durant les affres de la Grande-Guerre, ce dont nous trouvons un écho dans une lettre à Albert Coste, ce médecin montpelliérain (mort en 1931), dont Valéry venait, en 14, de faire la connaissance, aussitôt devenu un ami proche ; à Jean Ballard (Paul Valéry Vivant, p. 237), il en parlait en ces termes : « Albert Coste, un noble exemple - mais un type de race disparue. De ces hommes qui vont jusqu'au bout de leur formule - ils exercent leur esprit - développent leur culture, mais sans espoir extérieur - sans illusion autre que celle de toute pensée. Rien n'est plus sage : j'ai pratiqué longtemps ce système - je connais ses avantages - surtout pour avoir dû l'abandonner. »

 

C'est au docteur Coste qu'en 1915 Valéry confiait : « … j'aurais publié certainement un peu plus, si, vers 97, pressé par la honte ou, si vous voulez, l'angoisse de n'avoir nulle "situation" avouable, je n'avais fait la bêtise d'entrer dans la pesante administration de la guerre. Huysmans m'y poussa. J'eus le malheur de ne pas échouer au concours et j'ai perdu dans ces affreux bureaux du matériel de l'artillerie l'heure de la vie qui compte le plus, celle des essais terminés, et de l'acte. L'ambition m'est presque étrangère, mais perdre des années de gymnastique intérieure, tant d'étude pour le dessin rigoureux de l'homme qu'on veut être, c'est assez dur. Dureté qui s'aggrave de mille quolibets que l'on s'adresse, que l'on jette à son amertume. Ce sang est-il si pur ?

 

Excédé d'ennui et d'un travail généralement bête mais copieux, j'ai démissionné en 1900, un mois après mon mariage. Un peu plus de liberté dans une autre situation. Quelques années de recherches assez heureuses.

 

Je me suis prodigieusement usé dans ce combat. Vous sentez quels internes ébranlements…

 

Maintenant c'est la guerre. Elle durera peut-être assez pour qu'on m'appelle, moi vieille classe. J'ai d'abord souffert de ne rien faire. Le temps était trop tendu pour continuer des exercices de longue haleine ; savez-vous ce que je fais : je radoube, repeins et vernis d'anciens vers. Cela est chinois et ridicule, mais cela est traditionnel : à chaque terrible époque humaine on a toujours vu un monsieur assis dans un coin qui soignait son écriture et enfilait des perles… »

                                                                       (Paul Valéry Vivant, p. 266)

Les perles, qu'en 1915, Valéry enfile, ce sont celles précisément du collier de sa Jeune Parque.

 

 

La Jeune Parque fut tirée à 600 exemplaires (l'achevé d'imprimer est du 10 avril 1917) ; ce premier tirage fut très rapidement épuisé, bientôt suivi de nouvelles impressions et de nombreuses éditions, au long des décennies suivantes.

 

Dans la biographie de Gaston Gallimard (Ballard, p. 90), l'auteur, Pierre Assouling, donne une lettre de l'éditeur à Valéry, qui montre à quel point le travail d'imprimerie fut préparé avec grand soin par son équipe technique : «  J'ai à vous soumettre un nouveau spécimen de Crémieu en Didot 14… je suis entré en rapport avec l'imprimerie…

 

Comme vous le pouvez voir nous arrivons à 50 pages - les feuilles donnant 16 pages, il faut donc arriver à 49 pages ou 48 + 8 = 56 pages. Cette dernière solution augmenterait naturellement le prix de revient. Mais vous le savez je n'ai jamais considéré cette édition comme une affaire (…). J'ai établi un peu arbitrairement les blancs : il y en a de 8 et 10 lignes. Souvent en gagnant deux ou trois lignes on gagnerait à la fin une page. Enfin les débuts de morceaux ont été mis en page en comptant 14 ou 15 vers dans la page - peut-être pourrait-on décider aussi bien 16 vers (…) ».

 

 

Dans les pages lumineuses consacrées par Valéry à l'élucidation des circonstances ayant entouré la genèse de ce poème majeur (Pléiade - o.c. I, 1464-96), on pourrait puiser les éléments qui eussent donné le contenu exemplaire d'un Discours prononcé à Stockholm pour le Nobel - ce Nobel que Valéry n'a pas obtenu, puisque ce furent Anatole France en 1921, Bergson en 1927, Roger Martin-du-Gard en 1937, dix ans plus tard, en 47, André Gide, qui furent couronnés. Il est vrai que, dans les années 40-43, le Nobel de Littérature ne fut point décerné et qu'il nous est donc loisible de concevoir que c'est, en ces années-là, que Valéry l'eut reçu, lui qui mieux que quiconque eût su exprimer ce que "Littérature" veut dire : « La Littérature est en proie perpétuelle à une activité toute semblable à celle de la Bourse. Il n'y est question que de valeurs, que l'on introduit, que l'on exalte, que l'on rabaisse, comme si elles fussent comparables entre elles, ainsi que le sont en Bourse les industries et les affaires les plus différentes du monde, une fois substituées par des signes. Il en résulte que ce sont les personnes ou les noms, les spéculations que l'on fonde sur eux, les rangs qu'on leur attribue, qui font toute l'émotion de ce marché ; non les œuvres mêmes, que j'estime qu'il faudrait considérer parfaitement isolées les unes des autres, et sans regard vers leurs auteurs. L'anonymat serait la condition paradoxale qu'un tyran de l'esprit imposerait aux Lettres. »

                                                           (Pléiade - o.c. I, p. 1487)

C'est donc à cet anonymat, qui lui était si cher, que Valéry dut renoncer : « Au bout de quelques mois de réflexions et vers la fin de ma vingt et unième année, je me suis senti détaché de tout désir d'écrire des vers et j'ai délibérément rompu avec cette poésie qui m'avait pourtant donné la sensation de trésors d'une mystérieuse valeur, et avait institué en moi le culte de quelques merveilles assez différentes de celle que l'on enseignait à admirer dans les écoles et dans le monde… J'aimais que ce que j'aimais ne fût pas aimé de ceux qui se plaisent à parler de ce qu'ils aiment. J'aimais de cacher ce que j'aimais. Il m'était bon d'avoir un secret, que je portais en moi comme une certitude et comme un germe. Mais les germes de cette espèce alimentent leur porteur au lieu d'en être alimentés. Quant à la certitude, elle défend son homme contre les opinions de son milieu, les propos qui s'impriment, les croyances communicables.

 

Mais, en fait, la poésie n'est pas un culte privé : la poésie est littérature. La littérature comporte, quoi qu'on fasse et qu'on le veuille ou non, une sorte de politique, des compétitions, des idoles en nombre, une infernale combinaison du sacerdoce et du négoce, de l'intime et de la publicité ; tout ce qu'il faut enfin pour déconcerter les premières intentions qu'elle fait naître, et qui sont en général bien éloignées de tout ceci, et nobles, et délicates, et profondes. L'atmosphère littéraire est peu favorable à la culture de cet enchantement dont j'ai parlé : elle est vaine, contentieuse, tout agitée d'ambitions des mêmes appâts, et de mouvements qui se disputent la surface de l'esprit public. Cette soif pressante et ces passions ne conviennent à la formation lente des œuvres, pas plus qu'à leur méditation par les personnes désirables, dont l'attention peut seule récompenser un auteur qui n'attache aucun prix à l'admiration toute brute et impertinente. J'ai cru observer quelquefois que l'art est d'autant plus savant et subtil que l'homme est plus naïf dans la société, et plus distrait de ce qui s'y passe et de ce qu'on dit. Ce ne fut, sans doute, qu'en Extrême-Orient et en Orient, et dans quelques cloîtres du Moyen Âge que l'on put véritablement vivre dans les voies de la perfection poétique, sans mélange. »

                                                                                  (op. cit. p. 1486)

 

 

 

L'entrée dans la mêlée littéraire de celui qui s'en était jusqu'à cette heure bien gardé, fut si surprenante, que son fils aîné Claude - né en 1903, il allait, en 17, sur ses 14 ans - découvrit avec stupeur que son père était écrivain ; jusque là il le croyait peintre, puisque dans la famille tout le monde plus ou moins l'était. Dans ce domaine, d'ailleurs, Valéry était loin d'être dépourvu de talent. Son génie appartenait cependant à un autre orient.

 

            L'opinion publique ne s'y trompa point ; en son honneur elle embaucha les trompettes de la renommée dont un autre poète, sétois lui aussi, Brassens (que le maître me le pardonne) dira, un jour, qu'elles sont bien mal embouchées. Pour Valéry, au lendemain des années sanglantes, elles sonnèrent, triomphales. Les sa-lons s'arrachèrent la nouvelle vedette ; sur les cartons d'invitation on pouvait lire : "pour rencontrer monsieur Paul Valéry". Une étoile nouvelle était née au firmament du ciel parisien. Tout s'était passé comme si le public du tout-Paris, celui qui fait l'opinion, avait subitement éprouvé le besoin de se reconnaître un poète vivant, qui fut le sien. Rare et inespérée réussite pour un disciple de Mallarmé, adepte d'un art marqué au coin de la perfection secrète. On ne peut qu'applaudir à une telle réussite.

 

            Engouement, cependant qui ne fit pas que des heureux, on s'en doute. Ainsi Henri de Régnier dans ses Cahiers (p. 726), note sèchement : « Lu le poème de Valéry La Jeune Parque, le jeudi 3 mai 1917 ; cette jeune Parque est une sœur de l'Hérodiade de Mallarmé. Même procédé racinien dans le vers. Un certain art, évidemment, mais aucune originalité et aucun ton personnel. Valéry, c'est un fruit sec… en or. »

 

            Réaction type de quelqu'un qui ne peut souffrir d'être heureux, dirait Jules Renard ; encore faut-il que les autres ne le soient pas. Valéry, aux antipodes d'une telle attitude, s'est, lui, toujours réjoui de la réussite des autres, c'est un fait. N'est-ce pas, à ce même Henri de Régnier, qu'en 1902, il adressait la missive suivante pour le remercier de l'envoi de La Cité-des-Eaux. Quinze ans plus tard, il nous semble que Régnier eût pu s'en souvenir :

 

« … Puisqu'il faut avouer que l'existence littéraire est à demi faite de gigantesques combats contre le passé, je ne vois pas de manière plus élégante que la vôtre de confondre ces bizarres adversaires antérieurs. Alors ce ne sont plus que des prophètes.

 

            Enfin je trouve remarquable comme un acte historique de s'opposer un instant, par ce livre, à cette immense consommation de formes et de rythmes (qui depuis tant de poètes se prolonge) et qui, de destructions en destructions, de mode en mode, ferait croire bêtement aux badauds qui lisent des vers que quelque chose marche et aboutira, tandis que vous démontrez avec liberté étonnante, qu'il n'y a pour qui, de lui-même, sait se mouvoir - ni passé, ni avenir, ni modèles surannés, ni nouveautés irréfutables, ni pertes - mais une allure qui va partout et la maîtrise qui dore tout.

 

            De ma barque petite et qui tourne éternellement sur son ancre, je me moque des courants. J'admire seulement les navires. Je regarde s'émouvoir la belle Cité-des-eaux, je sais où elle va.

 

            Elle va rejoindre d'autres flûtes et d'autres frégates ses aînées, qui gagnèrent sûrement d'excellents ports.

 

            Je tâcherai de vous voir un de ces jours mais je ne puis disposer que des premières heures de l'après-midi.

            Je me fie au hasard et je vous serre la main.

                                                                                              P. Valéry. »

                                                                                  (Lettres à quelques-uns, p. 66)

 

 

En dehors des salons, un foyer qui fût beaucoup pour le rayonnement de la gloire naissante valéryenne, est celui que représentait, rue de l'Odéon, à l'enseigne des "Amis des Livres", la boutique d'Adrienne Monnier ; dans ses Souvenirs, celle-ci narre la rencontre entre elle et Paul Valéry :

 

« Paul Valéry vint pour la première fois rue de l'Odéon en 1917.

 

Ma librairie était encore dans le premier âge (nous avions à peine deux ans) ; c'est Fargue qui lui avait parlé d'elle, Fargue venu en 1916 et déjà vieil ami.

 

Mais Fargue n'était pas avec lui. Je crois que c'est Paul Poujaud qui l'accompagnait ce jour de je ne sais plus quel mois, mai peut-être, ou fin avril : c'était un des premiers jours de grand beau temps de l'année.

 

Il apparut, tôt dans l'après-midi, derrière la vitrine qu'il considéra un moment du dehors en échangeant quelque propos avec son compagnon. Je savais déjà reconnaître les hommes de lettres à leur façon de regarder la vitrine ; celle de Valéry était la plus discrète que j'eusse encore vue : il regardait en homme qui a bien "tué la marionnette", mais l'œil disait la littérature, il la disait même singulièrement, par la nature de ses rayons… comment dire ?… l'esprit valéryen me souffle le mot : cathodiques.

Donc, il entra et se nomma : Paul Valéry. Quel bonheur !

 

Je savais l'importance de l'homme qui était devant moi. Fargue m'avait souvent parlé de lui, Fargue qui connaissait tous les poèmes de la Conque et du Centaure, et qui m'avait dit une fois : "Notre plus grand poète, c'est Valéry, vous verrez ce que je vous dis, Adrienne, vous savez que mon nez (il se touchait le nez) ne me trompe jamais." Je le croyais d'autant mieux que j'avais lu la Soirée avec Monsieur Teste. Je l'avais lue et relue dans le numéro IV de Vers et Prose dont je possédais une cargaison, ayant racheté le stock entier de la revue à Paul Fort.

 

Ce texte avait fait sur moi l'impression qu'il fait sur tout le monde : celle d'un texte sorcier. Rien, à mon sens, ne produit plus d'effets que ces pages peut-être uniques en littérature. Effets prestigieux et profondément transformateurs : on n'est plus après comme avant. Le maître de la tribu nous donne là une suprême initiation. Il nous soufflette et met au front un signe de poussière. Ses paroles expriment une sagesse antique en même temps que fort moderne. Monsieur Teste circule au milieu des passants tristes et pressés d'une grande ville mâchurée (on pense aux premiers tableaux de Bonnard) et parle comme Lao-Tseu.

 

Je ne me souviens pas de ce que je racontai à mon auguste visiteur. A coup sûr lui exprimai-je ma révérente admiration, et sans doute lui parlai-je de l'institution des potassons qui nous occupait beaucoup en ce temps. Il dut prêter une oreille bienveillante à mes propos, puisque j'ai un billet de lui qui remonte à cette même année de 1917 et qui mentionne avantageusement les potassons.

 

Vers trois heures et demie, il tira sa montre et prit congé, devant se trouver à quatre heures auprès de Monsieur Lebey.

 

Il me semble que cette visite précéda de peu la publication de la Jeune Parque. En tout cas, je n'avais pas lu le poème quand je vis Valéry pour la première fois, mais André Breton m'en avait parlé, après l'avoir entendu lire par l'auteur lui-même chez Jean Royère. Breton disait que c'était "transparent" et "gris" ; il donnait, d'ailleurs, une valeur éminente à ce "gris".

 

Quand j'eus la plaquette entre les mains, je fus moins enthousiaste, tout d'abord, que confondue.

 

La Jeune Parque, je la voyais, je la vois encore, comme une étrange figure, la plus étrange en vérité, taillée non pas dans le marbre, mais dans une sorte de porphyre. Vous connaissez ces statues romaines, où le visage et les parties visibles du corps sont blancs, et le vêtement rouge veiné. Ici, c'est le vêtement et le décor qui sont blancs, d'une blancheur scintillante et glacée, où perce par endroits le rose de la rose, tandis que le visage et tout le corps vivent et se contractent sous les veines d'un minéral passionné.

 

Poème où se rejoignent le classique et le baroque. Œuvre si mystérieuse qu'elle aiguise l'esprit sans jamais le repaître, découvrant des merveilles autant qu'on lui donne de regards.

 

Fargue, qui était fortement épris de cette Jeune Parque, la lut à maintes reprises chez ses amis. » 

(Rue de l'Odéon, p. 125-127)

 

Fargue, à cette date, était l'un des piliers majeurs de l'entreprise à laquelle Adrienne Monnier donnait tous ses soins. Dans Portraits de famille, il nous a laissé des pages où il crayonne de son ami Valéry une silhouette frémissante de vie. Après avoir rappelé à quel point sa conversation cloquait d'idées, il poursuit : « Valéry était élégant sans le savoir. Il ressemblait à l'une de ses phrases. Et quand je revois aujourd'hui avec les yeux de l'esprit et de l'amitié sa petite cravate à pois, son col cassé qui était comme le vase d'où sortait le bouquet foudroyant et gentil de son visage, quand je revois son costume bleu, ou son costume gris, ou son smoking, ses manchettes toujours apparentes, sa pochette insuffisamment froissée dans sa poche gauche, sa chevalière au petit doigt de la main gauche, quand je songe au col un peu haut qu'il portait il y aura bientôt vingt ans, à ses boutons de manchettes de 1921, à son joli mouvement de cheveux d'il y a plus de cinquante ans, à d'autres cravates larges qu'il faisait bouffer du temps du Mercure, à ses guêtres, à ses chaussures à tiges de drap, du temps des guêtres, à son gros pardessus de boyard qui aurait conquis des mines d'idées justes, à ses lunettes d'écaille qu'il plaçait bas sur son nez, à ses mains qui feuilletaient, qui expliquaient, quand je songe à tout cela, je le revois immense et aimable, tout sourire et toute pénétration, sortir parfait de mon cerveau. »

                                                               (Portraits de famille, p. 140-141)

 

A son ami Valéry, Fargue devait rester indéfectiblement fidèle ; en témoigne cette page de la Suite familière (Fata Morgana, 2003) : « Une chose m'a été particulièrement pénible : les attaques contre Valéry. J'admets que les opinions soient libres et qu'on puisse concevoir la poésie, la vie, la vie sociale, tout autrement qu'il ne les conçoit. Mais ce que je ne puis admettre, c'est qu'on ne tire pas son chapeau devant cette intelligence exceptionnelle, au clin d'œil infaillible, à l'agilité peu commune, à son appétit de connaissances, à sa façon de se mouvoir et de s'organiser dans tous les sens, à sa sagesse étincelante, à sa façon de réaliser ce qu'il est. On peut discuter ce qu'il fait, pas sa façon de le faire. Et l'on ne peut que respecter en lui la vie particulière la plus propre, la carrière littéraire la plus noble qu'il soit possible de voir. L'esprit de justice l'impose. Depuis plus de trente ans que je le connais, Valéry, qui a occupé au ministère de la Guerre et à l'agence Havas des situations honorables mais modiques, n'a jamais rien fait pour avoir un sou de plus. S'il ne publiait que peu de choses, c'était plus encore par scrupule et par goût de l'achèvement que par indifférence. Il tendait lentement au définitif. Il a su longuement réfléchir avant d'écrire. On a soulevé la question des plaquettes. Je n'ai pas besoin de dire que je suis plus content de relire le même poème de Valéry dans dix plaquettes nouvelles que de lire dix paquets différents de cette littérature alimentaire pour prix de La Vie Intense, prix de la Vie en Beauté, prix Bornibus, ou prix de La Morvonnais, dont les fournisseurs nous submergent.

 

Je compte, parmi ceux qui ont pris part à ces campagnes, quelques camarades qui ont du talent ou du cœur. J'en ai eu d'autant plus de peine. Ils se sont trompés ou on les a trompés, et s'ils voulaient bien le reconnaître, je serais le plus heureux des hommes. »                             

(Suite familière, Fata Morgana, 2003, p. 36-37)

 

Sous la houlette d'Adrienne Monnier, André Breton devait rencontrer Valéry, l'inviter à être le témoin à son mariage et, à la tête d'une délégation du groupe "surréaliste" venir, auprès de lui, solliciter des suggestions relatives à la revue qu'ils avaient alors en projet. Dans un clin d'œil d'ironie, bien dans sa manière, Valéry la baptisa "Littérature". C'est à leur enquête, qu'il répondit, par une boutade devenue fameuse, à la question posée : Pourquoi écrivez-vous ?

 

- PAR FAIBLESSE !

Par ailleurs, avec Adrienne Monnier, Monsieur Teste n'hésitait pas à se dérider :

"Adrienne, Adrienne

Le beurre jaune et nu

Le beurre d'où qu'il vienne

Toujours est bienvenu…

Merci, merci, bon beurre

Gentiment survenu

Toi seul n'est pas un leurre

ô beurre ferme et nu".

 

 

 

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