La revue Europe, pour célébrer le
centenaire de Paul Valéry, dans son n° 507 de juillet 1971,
voulut bien recueillir, parmi les autres textes composant cet
hommage, les pages où je tentais de ménager une rencontre entre le
poète du Cimetière marin et le prieur, des années 1170, de
la maison canoniale Saint-Victor de Paris, sous le titre : Note
sur Paul Valéry, Richard de Saint-Victor et la conscience de soi.
Une thèse, soutenue en 1950 pour
le Lectorat en Théologie, au couvent dominicain de Saint-Maximin
(Var), sur le Victorin du XIIème siècle, m'avait
préparé à imaginer un tel dialogue.
A travers le prisme ainsi tendu,
il est loisible au lecteur d'assister à la rencontre idéale entre
le prieur claustral de Saint-Victor, à la couronne de cheveux
blancs dépassant du capuce rabattu sur la tête, au regard de feu,
et le petit homme vif, furtif, à la silhouette chaplinesque, à
l'œil d'un bleu de bourrache éblouie sous l'arcade sourcilière
questionneuse, tout sourire et toute pénétration, improviser tous
deux, à grands pas, une intimité instantanée. Comme celle, bien
réelle celle-là, que nouèrent, en 1890, sur la plage de Palavas,
l'étudiant montpelliérain Valéry et Pierre Louÿs, venu à
Montpellier représenter, lors des festivités du huitième
centenaire de l'université, les étudiants parisiens. Rencontre
devenue, aujourd'hui, quasi légendaire.
Il en est une autre, non moins
décisive, celle dont la relation a le privilège d'ouvrir le
Journal de Charles Du Bos, quand, le mercredi soir 7 janvier
1920, ce dernier, sur la petite place de l'église N.-D. de Grâce
de Passy, à l'issue des discours prononcés à l'enterrement de Paul
Adam, vit un monsieur à l'allure si française, note Du Bos - le
corps bien pris et comme légèrement sanglé, l'air d'un notaire ou
d'un avoué de vieille souche, que les épouses d'Edmond Jalous et
René Boylesve s'empressèrent de lui présenter – « Nous nous mîmes
aussitôt à causer, rapporte Du Bos, comme si nous nous
connaissions depuis longtemps, tandis que nous marchions vite pour
nous réchauffer, après cette station prolongée et glaciale, et que
je le reconduisais chez lui - 40, rue de Villejust (aujourd'hui :
"Paul Valéry").
Quand il parle, poursuit Du Bos,
il a la même qualité que lorsqu'il écrit : il dit naturellement
les choses les plus personnelles, les plus accusées, sans que rien
ne fuse ou n'éclate. Je lui ai dit que Rivière m'avait demandé
pour la N.R.F. une note sur l'Introduction à la méthode de
Léonard de Vinci. "Tant mieux, m'a-t-il répondu, il n'y a rien
eu dans la presse ; mais j'ai reçu des lettres qui m'ont
intéressé, une en particulier d'un prêtre au sujet du passage sur
l'Eglise (p. 23 et suiv.) ; ce prêtre semble m'y donner raison,
mais marque en même temps que pour des motifs d'ordre temporel l'Eglise
ne peut pas développer ce qu'intrinsèquement ses principes
enveloppent pourtant." Je lui expose le début de ma note, le point
de vue auquel je me place, et mon idée de l'antithèse entre l'art
et la pensée. "Oui, dit-il, mais prenez bien garde à deux choses :
d'abord je n'attache d'importance véritable à rien de ce que j'ai
écrit : je n'ai jamais fait autre chose que prendre des notes sans
nulle arrière-pensée de publication. Quand mes camarades ont
insisté naguère pour que je leur donne quelque chose pour le
Centaure, j'ai pris de-ci de-là dans des notes anciennes, j'ai
cousu, rapiécé et il en est résulté La Soirée avec Monsieur
Teste ; de même pour la première Introduction ; de même
encore pour Note et digressions ; j'aurais voulu à la fin
de celles-ci écrire quelques pages précises sur Vinci lui-même,
mais j'étais épuisé, je n'ai pas pu ; pas plus que je n'ai pu
écrire la conclusion de La Crise de l'esprit. Je ne
travaille, je n'ai jamais eu le temps de travailler qu'une heure
par jour. Dans la journée j'ai mon emploi : je suis marié et j'ai
trois enfants, si je travaille tard le soir ou dans la nuit,
l'esprit une fois en mouvement, il m'est impossible de m'endormir
; et alors la journée du lendemain est perdue. Et puis je ne
m'intéresse pas du tout à la philosophie, ni même à la pensée en
tant que pensée : seule, de la pensée, m'intéresse la forme
qu'on peut lui donner. Et si je fais encore des vers, c'est
parce que j'estime que dans les vers une forme maxima peut être
atteinte. A cet égard j'espère que des habitudes scientifiques, et
surtout mathématiques, m'auront permis d'introduire dans le vers
français plus de précision peut-être qu'il n'en comportait
auparavant, un ajustement plus strict des rapports des mots. J'ai
essayé cela aussi dans la prose de Note et digressions ; je
voudrais bien avoir l'avis de Gide sur ces pages, car il est le
seul aujourd'hui dont le jugement pourrait me fixer et me
rassurer." Nous parlons de La Symphonie pastorale qu'il
admire comme moi, mais il ajoute aussitôt : "A mon sens ce que
Gide a fait de plus étonnant, c'est sa Conversation avec un
Allemand (N.R.F., 1er août 1919) : c'est la
perfection même : nulle part on ne voit de passage, de raccords
entre les parties." (Je ne saurais dire combien ce singulier
jugement m'intéresse : j'avais trouvé ce morceau une des œuvres
les plus faibles de Gide : Zézette me l'a relu a haute voix le
soir même de cet entretien avec Valéry, et mon opinion n'a pas
varié. Mais je vois et je comprends pourquoi Valéry juge ainsi :
il en est venu à ne plus rien priser qu'une certaine beauté
artistique, aussi nue, aussi sévère qu'un théorème. Au fond il n'y
a pas de plus strict adepte de l'art pour l'art que lui, mais
tandis que Gautier se définissait "un homme pour qui le monde
visible existe", Valéry pourrait être défini comme l'Archimède du
langage.» (Journal, t. I, p. 10-11 - éditions
Buchet-Chastel, 2003).
Cette image d'Archimède appliquée
à Valéry, qui s'impose à Du Bos, est celle aussi que l'on trouve,
au soir du dimanche 16 juillet 1893, sous la plume d'Henri de
Régnier, aux pages de ses Cahiers (éditions Pygmalion,
2002, p. 344) : « Aujourd'hui, j'ai été voir Valéry. C'est une
sorte d'Archimède littéraire des songes. Il s'amuse à rêver de
lignes et de courbes : il rêve de poèmes qui auraient la forme des
algues de la mer. Il remplit de notes énigmatiques - notes
d'esthète et de logicien - des cahiers dont il enjolive la
couverture de dessins singuliers, compliqués d'intentions et naïfs
de procédés. Des dessins, où sur des mers, flottent des femmes qui
sont des îles, où des grèves et des ciels sont représentés en
arabesques. Il a une conversation de technicien et de chercheur,
avec des détails charmants de sensations et de connaissances. »
Dix-sept ans après qu'Henri de
Régnier eût tracé ces lignes, Charles Du Bos publiait, en 1920,
l'article, promis à Rivière, consacré au Léonard de Valéry,
essai critique qui ouvre la série des Approximations dans
leur dernière publication, procurée par les Editions des Syrtes,
en 2001.
Là, le commentateur qu'est Du Bos
s'attache à cerner la question centrale, en réponse aux flèches
décodées par le "sagittaire lucide", ainsi qu'il le qualifie.
Conduit jusqu'à une netteté
désespérée à l'égard de la pensée, Valéry est sommé de répondre à
la question : subsiste-t-il dans l'esprit même quelque chose qui
survive à son action ? Réponse : "la conscience seule à l'état le
plus abstrait". Contraint, en définitive, lui, le négateur de
concéder que l'on doit différencier du néant, la conscience.
Réponse qui m'a conduit moi-même
à reprendre la teneur de conférences datées des lendemains de
14-18, textes où Valéry, dans l'euphorie des Années folles,
exhortait ses contemporains à voir dans l'esprit, malgré ses
crises, "le souverain bien", cherchant devant eux la direction des
chemins les plus propres à conduire jusqu'à l'esprit de
l'esprit, autre nom de la "conscience de soi-même",
j'entendais comme un écho du précepte souvent repris dans l'œuvre
de Richard : "reviens à toi-même, apprends à estimer ton propre
esprit". Là, réside l'expérience de base qui seule permet
d'accéder à un suffisant degré de
sûreté dans la certitude
: Nihil recte aestimat qui spiritum suum prius non
cogitat. Instrument de choix grâce auquel il est possible, au
terme d'une expérience intime, de saisir la chose à connaître,
d'arriver même à en tenir la pleine mesure : ad plenum cubitum
scientia tua excrescit cum ad certitudinis firmitatem per
experimemtum attingit.
L'enseignement obtenu au terme d'une telle expérience étant de
connaître ce que c'est que savoir, ce que c'est que pouvoir.
En termes équivalents, l'animal
intellectuel qui chaque matin trotte et galope sur la pelouse
psychologique, confie à ses cahiers de multiples pensées à saveur
ricardienne, à cette heure entre la lampe et le soleil où l'âme
s'édifie au-dedans d'elle-même, à elle-même, un sanctuaire
impénétrable à la durée, éternel intérieurement, où elle est enfin
ce qu'elle connaît.
Certes, « …cette limite transparente, cet écran moqueur que la
conscience introduit entre le monde et nous, elle le glisse aussi
tout au cœur d'elle-même, entre l'homme et l'homme, entre l'esprit
et l'esprit… L'homme s'apparaît alors comme un autre qui
serait aussi le même, et qui n'est autre que parce qu'il se
connaît le même… ».
Difficulté que le prieur de Saint-Victor n'a pas été sans
entrevoir quand il pose en termes nets le problème : potes
aeque videre vel nosse animae tuae substantiam ? Sa réponse
étant non moins nette : impossible, l'intellect humain étant sur
ce point aveugle de naissance.
Il y a là, d'ailleurs, une constante des doctrines médiévales
qu'Etienne Gilson caractérise ainsi : « En cherchant à se
connaître, l'homme se heurte à la substantialité de son âme comme
à un objet d'investigation qui le sollicite, mais aussi qui lui
résiste. On ferait peut-être mieux comprendre la nature du
problème en disant que l'âme de l'homme n'est jamais par elle-même
un objet de connaissance qu'elle pourrait appréhender comme une
chose, mais un sujet actif dont la spontanéité demeure toujours
au-delà de la connaissance qu'il a de lui-même. Bref l'intuition
de l'âme n'est jamais équivalente à l'âme qui l'exerce ».
La constatation lucide d'une
inadéquation aussi radicale de l'esprit à lui-même n'est-elle pas
chez Valéry le déclic qui le conduit à ne pouvoir prendre contact
avec le réel que par l'opération même qui l'en détache.
L'on peut donc constater qu'il
existe une continuité de pensée chez des philosophes qui peuvent
paraître éloignés et qui, cependant, se trouvent situés sur une
identique longueur d'onde par-delà le temps, aussi bien qu'à
travers l'espace, l'écossais Richard, homme de plein Moyen Âge, et
le méditerranéen Valéry, homme de l'Europe moderne. Rencontre qui
n'a rien d'artificiel ; elle dénote tout simplement la volonté,
chez l'un comme chez l'autre, de coïncider avec une exigence
majeure de l'esprit humain.

On sait de reste à quel point
Valéry, durant le temps de sa vie cachée, a su vivre, presque
jusqu'à l'héroïsme, conformément à un idéal d'isolement, dont il
s'était fixé la règle, afin de tuer, comme disait son Monsieur
Teste, la "marionnette", qui - plus tard - saura prendre sa
revanche.
Ses années de formation, puis, de
maturation, furent jalonnées de rencontres, c'est lui-même qui l'a
dit et souvent répété : "l'amitié aura été ma grande passion".
C'est dans une lettre à son vieil
ami du Collège de Cette, Gustave Fourment, qu'il glisse cette
confidence, le 11 janvier 1903 ; lettre écrite depuis le domicile
conjugal, 40 rue de Villejust, puisqu'à cette date Valéry est
marié depuis trois ans et, bientôt heureux père, le 14 août 1903.
L'échange entre Valéry et son
vieil ami, maintenant professeur de philosophie au Lycée de
Draguignan, est d'une telle qualité de délicatesse qu'on ne peut
lire ces lettres que la gorge nouée : « … Je sais que l'amitié
aura été ma grande passion. Je hais public, foule, et humanité à
proportion du goût que j'éprouve pour les coteries et les
quelques-uns. Je n'ai pas à me plaindre. J'ai été heureux en amis
- Seulement - il y a déjà longtemps. Aujourd'hui le fond du
cœur de mon esprit est très désert. Cette expression absurde
est la bonne. Je m'en sers intérieurement avec assez de clarté et
n'en trouve pas d'autre. A la mort de Mallarmé, ce cœur-là a été
bien atteint. Donc il est.
En somme, je demeure avec
l'immense regret de n'avoir pas porté cette passion de la
proximité d'esprit au zénith quasi visible… Ici, on est obligé de
tomber dans le charabia. Mais peu m'importe. Je parie que tu m'as
compris.
Trouves-tu à Draguignan quelques
êtres du genre exquis ou foudroyant ? Là, sans doute, se sont-ils
réfugiés en ce temps si dur où nous assistons aux dernières
défaites de l'individu. Le temps de la misère de la "plante
humaine" est arrivé. J'en juge par moi : et je le vérifie sur tous
ceux que je vois. Tous les meilleurs s'enferment ou ils se gâtent.
Je pourrais mettre ici une liste de noms et te montrer par le menu
une singulière destruction de désirs, de recherches, de talents
certains ou - de fierté. Le goût de la grande manière est perdu.
Il n'y a plus de parti pris. L'originalité est tuée par la
facilité qu'on s'est découverte pour l'adopter, et donc, pour
l'abandonner.
D'ailleurs, ce pays entier manque
de Nord. Il n'a le monopole de rien, et plus futile que jamais,
n'ayant même pas l'envie d'être riche, ne sentant pas que chaque
minute perdue à ce moment du monde, le dégrade en puissance, en
nombre, en influence et en entraînement, - il se contemple, et
vote.
Qu'est-ce que tu penses ? Comme
c'est ennuyeux de ne pouvoir échanger des mots vite et sans pages.
Je te serre les mains très fort,
Ton
P. Valery.
-
Gustave Fourment
à Paul Valéry.
Draguignan, villa Roccasson,
ce 12 janvier
1903.
Mon Cher Paul,
Je ne veux me coucher sans
t'écrire ; depuis plusieurs jours ton adresse est mise sur
l'enveloppe de cette lettre ; mais des circonstances trop banales
m'ont fait ajourner le plaisir de t'envoyer mes vœux
traditionnels. J'ai reçu une lettre d'Auzillion, joie très vive
d'apprendre que vous vous étiez reconnus ; et si troublant pour
moi dont le passé est toujours si présent que c'est pour l'avoir
reçu, et ne m'être pas senti assez apaisé que j'ai différé
aussi de t'écrire. Je devrais attendre encore car mes paupières
sont encore plus lourdes depuis que j'ai lu ta lettre. Auzillion
m'a écrit que tu étais fatigué. Je le savais depuis bien longtemps
sans que personne me l'eût dit. Je ne pouvais pas plus ne pas le
penser que toi ne pas l'être. La sensation que tu souffres, que tu
es malade m'est plus pénible qu'un malheur qui m'arriverait et que
tu ignorerais. Vision si délicieuse de l'enfant adoré, il y a plus
de 15 ans ; et maintenant comme un cauchemar où tu m'apparais
émacié et brûlé.
Viens chez moi, mon cher Paul,
viens te reposer des conversations trop fatigantes que tu
entretiens avec toi-même. Tu me retrouveras tel que j'étais quand
nous nous sommes séparés et parce que je n'ai pas changé, parce
que la minute de ton retour sera la même que celle de notre
séparation d'il y a 10 ans, tout cet intervalle dont tu es malade
sera bientôt aboli. Il me semble que rien ne peut te faire plus de
bien que quelques jours passés avec moi. J'habite à quelques
minutes de la ville, une villa assez confortable dont je suis
l'unique locataire. Je t'y soignerai ; je tâcherai de t'y faire
oublier tout ce dont tu souffres. Si ta femme veut t'accompagner
j'ai de la place pour vous deux : mon hospitalité sera frugale
mais réconfortante pour toi. Tu seras mieux que chez toi, parce
que je serai là. Il faut venir le plus tôt possible avant Pâques ;
l'hiver est doux à Draguignan ; ma maison bien exposée.
Sur le penchant d'un long rang de collines ;
Le soleil en naissant la regarde d'abord
Et le mont la défend des injures du Nord.
Incorrigible manie de professeur
que celle des citations. Tu feras de ton temps ce que tu voudras ;
tu ne seras gêné par personne ; nous irons nous promener à
bicyclette, voir la mer que je n'ai plus vue depuis Palavas ; nous
pourrons nous promener le soir dans la campagne ; je prendrai ton
bras comme autrefois, comme hier il me semble. Viens mon cher Paul
; il me semble que si tu ne viens pas, tu vas devenir trop malade.
Toutes les fois que je pense à
toi, toutes les fois surtout que je t'écris, je me sens aussi
lourd, aussi accablé, que lorsque je te quittais au coin de ta
rue, sous la lueur du réverbère. Il me semble que je n'ai pas vécu
depuis cette époque ; rien ne m'a diverti de ce qui m'occupait
alors tout entier. C'est hier que nous partions avec tes vieux
pistolets et un volume de V.H. …; c'est hier que tu riais aux
éclats, que tu me bousculais, que tu me pétrissais les bras. C'est
hier que le vent d'hiver me cinglait le visage en sortant de la
bibliothèque. C'est hier que nous marchions côte à côte en
silence. Quand je pense à toi le temps qui s'est écoulé depuis
n'existe pas. A mesure que je t'ai élevé de plus en plus haut, je
ne t'ai pas senti moins près. Mais c'est bête de le dire. Tu m'as
toujours mis un doigt sur la bouche. Il vaut mieux me taire,
puisque tu sais tout si bien.
Je te répète de venir me voir ;
je t'attends ; si tu ne viens pas, c'est que cela t'est
impossible, ou que tu es plus malade que mon cœur navré ne le
sent.
Ton
invariable
G. Fourment
Tu liras sur la page blanche d'à
côté tout ce que j'y ai mis en la regardant. Paul Valery à
Gustave Fourment.
Paris, 14 janvier 1903.
Mercredi
Si j'étais libre, mon cher ami,
je serais à Draguignan. Que de fois – même quand tu étais à La
Rochefoucauld, ai-je songé à prendre un train, à paraître sans te
prévenir entre toi et ton ombre. Tu fais singulièrement partie de
mon horizon. Tu ne te doutes pas du nombre de fois que je t'ai
interrogé. Or, je suis attaché ici, au point que je n'ai quitté
Paris l'an dernier que le temps d'aller faire le réserviste.
Ce qui m'éreinte, c'est
l'interruption infinie de mes occupations. Je prends, je quitte, -
je me désole bêtement (car enfin tout cela est peu de chose). Ma
journée est toute brisée.
Enfin, il faut aussi que pour moi
seul, je garde terriblement ma pensée. Nul ne peut à loisir la
comprendre ni surtout la contredire. Et par une compensation
bizarre - à cause de cette division du jour en maints efforts
séparés - c'est moi, mon contradicteur.
Que je voudrais me dégonfler dans
tes oreilles ! Reprendre l'heure, avec toi, et pas même
recommencer notre ancienne vie, la faire, fondre encore les temps.
Est-ce possible ? Me
reconnaîtrais-tu ? Je ne sais peut-être pas qui tu appelles dans
ta villa. Cependant l'idée seule m'en est absolument douce - c'est
un reposoir dans ma tête. Je me promets formellement d'aller te
voir dans ce pays que je ne connais pas et où tu serais le seul
être visible, pour moi.
Mais quand ? Puisque ce n'est pas
demain ?
Ecoute. Dans quelques jours,
écris-moi encore. Dis-moi ce que tu voudras. Cela me fait un bien
que tu ne peux deviner. Raconte-moi ta vie - ta vraie - pas ta vie
publique.
C'est un service que je te
demande. Et puis, tu verras, je t'en demanderai un autre.
Folie ! J'ai pensé ces temps-ci
en revoyant Auzillion, puis en te revoyant presque, toi,
que les anciens avaient raison - qu'il y a des temps climatériques
- où on redevient quelque peu.
Surtout, pensé-je, quand on n'a
pas changé.
Ton P.V. qui court à sa
besogne. »

Fourment restera jusqu'à sa mort,
survenue en 1940, sénateur du Var, depuis 1920, un fidèle
inconditionnel de son ami for ever. Dès l'été 1889, alors
que Valery passait des vacances à l'hôtel Parguel du Vigan - "Je
me repais, ici, de sensations" - Fourment lui adressait les lignes
suivantes, prémonitoires : « J'aurais tort de me plaindre de
l'injustice de Dieu ; nous nous plaignons parce que nous ne voyons
pas assez loin. Nos désirs se réaliseront fatalement… dans ce
monde ou dans un autre… S'il ne t'est pas donné de faire en cette
vie une pièce de vers qui, pour d'autres que toi, soit un
chef-d'œuvre, mon cher Paul, je me console en songeant que ton
impuissance n'est pas éternelle, qu'un jour viendra où je jouirai
de t'entendre parler en vers parfaits un peu moins de breloques
byzantines… Je compte cependant n'avoir pas besoin d'attendre la
vie qui nous est réservée "n'importe où hors du monde" pour
éprouver cette jouissance. En tous cas Dieu est bon et… je suis un
mauvais prophète. » (Corresp., p. 74).
Non, Fourment se révèlera avoir
été un très exact prophète. A ses côtés, dans les années
montpelliéraines, au temps de la Fac de Droit, tenait auprès de
Valery, le rôle de mentor, Pierre Féline, qui, dans le recueil des
Cahiers du Sud, "Paul Valery Vivant", (1946), a évoqué avec
bonheur "la rue Urbain V, en 1890" (p. 42-48). Entre l'étudiant en
Droit, qu'était Valéry, et Féline qui préparait l'X, la complicité
de voisinage créait un climat de chaleureuse harmonie :
« Les Valéry occupaient le
rez-de-chaussée ; leur appartement était disposé autour d'un
jardin assez humide, où tout poussait à l'aventure. Au fond de ce
patio, au bout d'une allée au sable criard, était la pièce où Paul
travaillait. (Teste fut engendré, dans une chambre où Auguste
Compte a passé ses premières années). De ma fenêtre je le
dominais, et mon regard arrivait jusqu'à sa table… Tous les jours,
de grand matin, je voyais Paul s'y diriger, en robe de chambre, le
buste et la tête inclinés vers le sol, tel le jeune prêtre allant
se recueillir devant son autel… Et lorsque Paul sortait de là, il
était tout autre, se redressant, chantonnant, m'interpellant. "Au
travail ! Au travail !" lui disais-je en plaisantant… Il se
rendait à la Faculté de Droit.
Cette pièce était sombre et
étroite ; une seule fenêtre, à laquelle s'adossait sa table, sorte
de bureau à étagères, où régnait un grand désordre, mais
désordre propre, et personnel, et familier. De même sur les
rayons de sa bibliothèque. »
Tantôt l'un faisait signe à
l'autre, le guettant, pour profiter du moment favorable et partir
ensemble, à travers les rues du Vieux-Montpellier, jusqu'au Jardin
des Plantes.
Ce même Jardin botanique où
Monsieur Teste viendra lui aussi promener, en compagnie de sa
femme Emilie, ainsi qu'elle nous le narre dans sa Lettre (o.c.
II, 35) :
« Je n'ai plus grand'chose à vous
dire aujourd'hui. Je ne m'excuse pas d'avoir écrit si longuement,
puisque vous me l'avez demandé et que vous vous dites d'une
avidité insatiable de tous les faits et gestes de votre ami. Il
faut en finir cependant. Voici l'heure de la promenade
quotidienne. Je vais mettre mon chapeau. Nous irons doucement par
les ruelles fort pierreuses et tortueuses de cette vieille ville
que vous connaissez un peu. Nous allons, à la fin, où vous
aimeriez d'aller si vous étiez ici, à cet antique jardin où tous
les gens à pensées, à soucis et à monologues descendent vers le
soir, comme l'eau va à la rivière, et se retrouvent
nécessairement. Ce sont des savants, des amants, des vieillards,
des désabusés et des prêtres ; tous les absents possibles,
et de tous les genres. On dirait qu'ils recherchent leurs
éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se
connaître, et leurs amertumes séparées sont accoutumées à se
rencontrer. L'un traîne sa maladie, l'autre est pressé par son
angoisse ; ce sont des ombres qui se fuient ; mais il n'y a pas
d'autre lieu pour y fuir les autres que celui-ci, où la même idée
de la solitude attire invinciblement chacun de tous ces êtres
absorbés. Nous serons tout à l'heure dans cet endroit digne des
morts. C'est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant le
crépuscule. Voyez-nous, marchant à petit pas, livrés au soleil,
aux cyprès, aux cris d'oiseau. Le vent est froid au soleil, le
ciel trop beau parfois me serre le cœur. La cathédrale cachée
sonne. Il y a, par-ci, par-là, des bassins ronds et surhaussés qui
me viennent à la ceinture. Ils sont pleins jusqu'à la margelle
d'une eau noire et impénétrable, sur laquelle sont appliquées les
énormes feuilles du Nymphea Nelumbo…. »
Et Monsieur Teste d'aller, au gré
de sa fantaisie, à la découverte des
étiquettes vertes aux noms
savants, d'un latin exotique, qualifié par lui de "patois" :
"C'est un jardin d'épithètes,
disait-il, jardin dictionnaire et cimetière… Et, après un temps,
transiit classificando !"

Valery, de même, transiit… Vint
l'heure, en effet, pour lui, de prendre son envol, de quitter le
cher giron maternel. Encore que ce fut accompagné de sa mère qu'il
débarqua, le 26 novembre 1892, à Paris, où les attendait,
préparant son agrégation de Droit, son frère aîné.
Ce Paris, dont un an auparavant,
il disait à Gide (Corresp., 128) tout le mal qu'il en
pensait : « Je suis un peu affolé. Ce Paris revu et que je déteste
de plus en plus coule autour de moi comme un fleuve et c'est un
Léthé où l'oubli sonore bouillonne. La foule est maîtresse,
envahit les cerveaux, et le talent d'ici m'apparaît avec des bras
désespérés de noyé qui se débat contre un courant perfide - celui
qui submerge le temple intime, et fait de l'individu la chose du
monde, au lieu qu'il faut le contraire. Tu ne comprends pas. Tant
mieux pour ton âme. »
Maintenant, au lendemain de la
fameuse "nuit de Gênes" (4-5 oct. 1892) - "nuit effroyable… où
tout mon sort se jouait dans ma tête" - c'est l'installation, rue
Gay-Lussac, dans la petite chambre, avec son tableau noir, pour
les exercices mathématiques ; au mur la reproduction du squelette
de Ligier Richier, symbole de l'homme dépouillé de soi-même,
réduit à sa plus simple structure. Commencera là, à prendre corps,
dans son esprit, le projet de La soirée avec Monsieur Teste,
texte rédigé en août 1894, lors d'un séjour estival à Montpellier,
chez son frère, dans le bel et antique logis, autrefois maison des
Intendants du Languedoc, dans un appartement qui fut occupé par la
famille Comte. « Dans la pièce où Auguste Comte est peut-être né -
mais, à coup sûr, il y jouait enfant - j'ai écrit La soirée
avec Monsieur Teste. »

Le disciple de Monsieur Teste
entre désormais dans la sphère des influences parisiennes. Gide et
Pierre Louÿs joueront auprès de lui le rôle d'entremetteurs. A
leur école, il apprendra vite à devenir, pour reprendre son
expression, "la chose du monde". Et ce, malgré l'exemple et les
leçons du sage de la rue de Rome, Stéphane Mallarmé.
C'est Pierre Féline qui nous a
dit l'accueil réservé par son ami aux premiers textes découverts,
de Mallarmé : "Il récitait Mallarmé d'une voix calme et
mélodieuse, sur un ton assez bas. Et il me l'expliquait
longuement. O merveilles ! Hérodiade, le Cygne, commentés par
Valery." (op. cit., p. 44)
Dès le printemps 1891, ils
avaient correspondu ; à Paris, sans plus tarder, le contact
s'établit entre les deux poètes, "qui passera, dit Henri Mondor,
tout autre rencontre, de la fin de ce siècle (Vie de
Mallarmé, Gallimard, 1941, t. II, p. 585).
« Mallarmé, au début de
l'après-midi, le 3 janvier 1895, attend Valery. C'est peut-être ce
jour-là que leur conversation, plus intime et de spontanéité moins
pudique, les a sensiblement rapprochés. Le plus âgé ne peut
pressentir ce que la gloire obscure, contrariée de l'un ajoutera
un jour à la gloire brillante de l'autre et réciproquement. Le
cadet se raidit contre une influence dont il redoute d'autant plus
le risque et la séduction qu'il la sait unique. La rigueur
d'analyse de leurs esprits, ce que leurs discrétions jumelles
tissent de délicat entre les pensées, de musical entre les mots,
leur façon de chuchoter des vérités au lieu de les proclamer, de
glisser en parlant au lieu d'assourdir, de préférer la délicatesse
des sensations à l'indiscrétion des sentiments, d'innover sans le
marquer, de hanter sans flatterie, d'aimer le trait vif, tout cela
doit déjà paraître, en cet entretien exceptionnel, où le plus
jeune subit irrésistiblement une influence décisive au moment même
où il voudrait s'y soustraire. Il croit, avec un dandysme seyant,
que Poe a été sa découverte majeure, mais c'est ici en réalité,
que s'engage, avec son maître vrai et avec soi-même, la
confrontation essentielle. La conscience qu'il en a, le trouble et
l'accroissement qui en résultent, les questions qui l'assaillent
vont annuler ses premières résolutions et l'intimider ou le
conquérir au point de l'engager dans des années de méditation, de
silence et de refus d'écrire. Tous deux pensent avec hardiesse,
imaginent librement, s'avancent, avec une aisance de seigneurs de
l'esprit, jusqu'aux lointaines régions où l'artiste, pour mieux
entraîner les fictions dans un chant, joue à se perdre. Mais ils
ne touchent aux suprêmes délices qu'avec la précision, les
clartés, les perspectives, les découvertes et qu'en s'écartant de
"la facilité de surprendre" et de "la tentation de s'expliquer".
Ils tournent, l'un vers l'autre, d'admirables visages. » (op.
cit., p. 703)
Quatre ans plus tard, après ce
premier vrai tête-à-tête, ce fut l'épreuve : « Un télégramme de sa
fille m'apprit, le 9 septembre 1898, la mort de Mallarmé.
Ce me fut un de ces coups de
foudre qui frappent d'abord au plus profond et qui abolissent la
force même de se parler. Ils laissent notre apparence intacte, et
nous vivons visiblement ; mais l'intérieur est un abîme. »
C'est sur ce paragraphe que
s'ouvre la série des textes consacrés à son maître et ami, par
Valéry, recueillis dans les Œuvres Complètes de la Pléiade,
au tome I, de la p. 619 à la p. 686. Suite de souvenirs et de
réflexions, en marge des rencontres et des propos ; pages d'une
inappréciable valeur, toutes marquées au
coin d'un indéfectible
attachement. Qu'il suffise d'en détacher un seul fragment
: « Son œuvre me fut dès le premier regard, et pour
toujours, un sujet de merveille : et bientôt sa pensée présumée,
un objet secret de questions infinies. Il a joué sans le savoir un
si grand rôle dans mon histoire interne, modifié par sa seule
existence tant d'évaluations en moi, son action de présence
m'a assuré de tant de choses, m'a confirmé dans tant de choses ;
et davantage, elle m'a intimement interdit tant de choses que je
ne sais enfin démêler ce qu'il fut de ce qu'il me fut. » (loc.
cit., p.634)
Et plus tard, autour de 1927,
dans une lettre à André Fontainas (Lettres à quelques-uns,
p.169) il reviendra sur cet invariant de son existence,
l'attachement au maître de Valvins :
« Mallarmé, événement de nos
jeunesses, Mallarmé, toujours présent et presque toujours sensible
et reconnaissable dans les esprits, dans les jugements de tous
ceux qui l'ont approché, vénéré, distingué à jamais de tous les
hommes qu'ils ont pu voir, car il était le type, le confesseur et
le martyr de la volonté de perfection. Vous en donnez l'idée la
plus familièrement juste. Il n'était point de ceux dont le
prestige se décompose et dont la figure s'avilit par l'intimité.
Il ennoblissait très simplement l'ordinaire de la vie, car il
rapportait sans effort toute chose, il assignait le moindre détail
à un certain ordre universel qu'il avait conçu et fondé sur
l'essence de la poésie. »
La poésie, que Mallarmé, dans sa
réponse à l'enquête de juin 1884, définissait ainsi :
« La Poésie est l'expression, par
le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens
mystérieux des aspects de l'existence : elle dore ainsi
d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche
spirituelle. »
On ne saurait mieux dire.

En même temps que Mallarmé,
Valéry, dès son arrivée à Paris, rencontra le peintre Degas,
relation qui s'avéra durable et féconde : "J'ai connu Degas, chez
monsieur Henri Rouart, vers 93 ou 94, introduit dans la maison par
l'un de ses fils, et bientôt l'ami des trois autres". On peut dire
que Valéry, par la suite, appartiendra à cette Mesnie, pour
reprendre le vocabulaire du Moyen Âge.
Dans le passionnant essai
Degas - Danse - Dessin, qui paraîtra dans sa totalité, tel
qu'on le trouve en Pléiade - o.c. II, 1163-1240, en 1936,
mais dont l'essentiel était à cette date connu, d'importants
fragments ayant été publiés en revues, Valéry confie, qu'ayant,
peu de temps avant leur première rencontre, fini d'écrire la
soirée avec monsieur Teste, il avait été influencé
(comme l'on dit), dans la composition des traits de son héros, par
l'image d'un certain Degas, tel qu'il se l'était alors
figuré.
Peu de textes, tel Degas -
Danse - Dessin, se prêtent à des reprises de lecture aussi
savoureuses, tellement l'ensemble de rencontres, propos,
anecdotes, aperçus, est riche de substance nourricière. On conçoit
sans peine que Valéry, de 1894 à 1917, date de la mort du peintre,
au long d'une familiarité entretenue, ait pu faire son miel de
leur commerce.
A ses yeux, Mallarmé, Degas,
jansénistes de l'ART, ne vécurent que pour rejoindre et parfaire,
l'un, quelque forme, l'autre, quelque système de mots et, ce
faisant, transfigurèrent ce que l'on pourrait regarder comme de
futiles objets, en une manière d'infini.
D'où l'exemplarité de la leçon
ainsi proposée, à laquelle Valéry devait puiser les éléments d'un
idéal de haute exigence.