Paul Amargier

                                           Avec paul Valery rencontre et propos

        accueil           Avec Paul Valery : rencontres et propos

 

1. Avec Paul Valery:Montpellier-Paris

2. Avec Paul Valery: l'après Mallarmé

3. Avec Paul Valery:Vie publique

4. Avec Paul Valery: Femmes

5 Avec Paul Valery: L'Académie

6. Avec Paul Valery: Les années noires

 

 
Chapitre 2.  L'après-Mallarmé

 

Dans un numéro des Œuvres Libres de sept. 1945 (p. 37), Fernand Gregh, sur la filiation Mallarmé - Valéry fait le point :

 

« Valéry venait assidûment aux mardis. C'était le disciple favori. Il m'a d'ailleurs dit un jour que la découverte de Mallarmé avait été la grande date de sa jeunesse. Cela s'était vu certes à ses premiers poèmes ; mais, bientôt, le disciple se dégagea de l'influence littérale du maître pour ne garder que la leçon de son enseignement et l'exemple de sa vie.

 

Il s'occupait alors de méthodes, disait-on avec déférence et curiosité. Il avait même assumé cette rubrique dans le Mercure de France, où il ne collabora qu'à deux reprises, dont une fois pour étudier un ouvrage de stratégie. La stratégie, c'est la méthode dans la guerre.

 

En même temps qu'il se livrait à ses mystérieuses recherches, il était devenu le secrétaire particulier de M. Edouard Lebey, directeur de l'Agence Havas. Là il se trouvait au centre de la politique et des affaires. Aussi, bien que retiré, comme une sorte de mystique de l'esprit dans une idéale tour d'ivoire, il savait tout, comprenait son Paris et même son Europe.

 

Cependant, la vie tournait. Les années s'écoulaient. On n'entendait toujours pas beaucoup parler de Valéry dans la littérature quotidienne ; il poursuivait en silence ses études abstraites et, levé dès cinq heures du matin, avant ce qu'il appelait "l'heure des bonnes", continuait d'annoter ces cahiers d'où, plus tard, quand la gloire eut rendu précieuse la moindre ligne de sa main, devaient s'échapper tant de Variétés, d'Analecta, de Choses tues et, comme il disait spirituellement, tant de Mauvaises Pensées. »

 

Les Cahiers représentaient, avec raison, à ses yeux, le véritable travail - labor improbus - celui des premières heures du jour, accompli face à la page, "que sa blancheur défend", disait Mallarmé.

 

C'est en 1894, qu'il ouvrit le premier des 257 cahiers qu'il devait laisser à l'heure de sa mort.

 

A une question que lui posait Alfred Sauvy, au Colloque de septembre 1965, à Cerisy (Entretiens sur Paul Valéry, Mouton 1968, p. 355) : "Combien d'heures votre père travaillait-il, par jour ?". Son fils Claude répondait : "On peut dire tout le temps." Sur quoi, Agathe Rouart-Valéry d'enchaîner : « Dès qu'il sortait de table, après le café, il se remettait au travail, sans s'accorder cet espèce ou espace de temps que l'on peut appeler une récréation. Le dimanche était pour lui comme les autres jours, tous les jours étaient semblables ; celui où il a perdu sa mère, ou le jour de mon mariage, il était comme toujours à sa table de travail à cinq heures du matin. Son sommeil était très perturbé, quelquefois il me disait : "Je me suis réveillé à trois heures et demie." Il avait travaillé dès cette heure-là. C'était son rythme de travail, entrecoupé de cafés qu'il se faisait lui-même, et qui a été en se précipitant au fur et à mesure que les tâches se sont ajoutées les unes aux autres. Société des Nations, Collège de France, Centre universitaire méditerranéen, etc. Et puis, il tenait le matin, à la dernière période de sa vie, un véritable "bureau de bienfaisance". On venait de partout lui demander les choses les plus diverses, recommandations pour un emploi, une décoration, conseils, autographes. Il était un confident, un confesseur, un avocat des causes les plus variées. Et toutes les préfaces qu'on lui demandait ! et qu'il faisait pour faire plaisir. Il est de mode de le montrer un personnage intéressé, on l'a beaucoup dit ces derniers temps. Je n'ai jamais vu personnes qui le fût moins. »

 

 

 

 

 

Après la disparition de Mallarmé, suivie de la résolution de tourner le dos à l'œuvre poétique proprement dite, le seul et unique refuge fut, durant toutes ces années d'un long silence, le rendez-vous quotidien du cahier.

 

En 1900, se situe, pour Valéry, à l'orée du siècle nouveau, une rencontre décisive, celle de la vie conjugale. Février : les fiançailles, avec Jeanne Gobillard, dont la mère, née Morisot, était la sœur du peintre Berthe Morisot.

 

31 mai : mariage célébré en l'église St-Honoré-d'Eylau ; Gide étant le témoin à la mairie, Pierre Louÿs à l'église. On entendit, lors de la noce, le violoncelle de Pablo Casals.

 

Avec sa femme et sa belle-sœur, Paule Gobillard, peintre elle aussi comme sa tante, Valéry s'installa 57, avenue Victor-Hugo ; au service du ménage fut engagée Charlotte Lecoq - issue d'une famille de Valvins, protégée de Mallarmé - qui sera jusqu'à sa mort, en 1956, la Providence de la famille.

 

En entrant dans ce milieu familial, dominé par la figure tutélaire d'Edouard Manet, le beau-frère de Berthe Morisot, on peut dire que Valéry tombait dans la peinture.

 

Non seulement, il changeait de vie, mais de plus il changeait de ville, passant du Quartier Latin à la rue de Villejust où il vint bientôt habiter, dans la maison même construite pour Berthe Morisot, et qu'occupait la famille Rouart.

 

Au lendemain de son mariage, Valéry devait quitter le Ministère de la Guerre, où il avait été jusque là employé, pour devenir, grâce à l'intervention de son ami, André Lebey, le secrétaire particulier de l'un des Administrateurs les plus en vue de l'Agence Havas, Edouard Lebey, frappé de paralysie.

 

Durant vingt années il se rendra auprès de cet homme impotent, mais lucide, passant auprès de lui trois ou quatre heures chaque jour, lui faisant part des cours de la Bourse, le conseillant le cas échéant, lui lisant des ouvrages d'actualité, plus souvent les sermons de Bossuet et Bourdaloue, que ce valétudinaire, devenu son ami, prisait par dessus tout ; grâce à quoi Valéry acquit une connaissance remarquable de ces orateurs sacrés du XVIIème siècle. Ce qui nous vaut l'admirable texte sur le style de Bossuet que l'on ne se lasse pas de relire (Pléiade, o.c. I, 498) :

« Dans l'ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet ; nul plus sûr de ses mots, plus fort de ses verbes, plus énergétique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c'est-à-dire de soi-même. Cette pleine et singulière possession qui s'étend de la familiarité à la suprême magnificence, et depuis la parfaite netteté articulée jusqu'aux effets les plus puissants et retentissants de l'art, implique une conscience ou une présence extraordinaire de l'esprit en regard de tous les moyens et de toutes les fonctions de la parole.

 

Bossuet dit ce qu'il veut. Il est essentiellement volontaire, comme le sont tous ceux que l'on nomme classiques. Il procède par constructions, tandis que nous procédons par accidents ; il spécule sur l'attente qu'il crée tandis que les modernes spéculent sur la surprise. Il part puissamment du silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s'édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l'instant, se déclare et repousse ses incidentes qu'elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et redescendre après des prodiges de subordination et d'équilibre jusqu'au terme certain et à la résolution complète de ses forces. »

 

Les préférences personnelles de Valéry allaient cependant à Bourdaloue, ainsi qu'il le confiait à Charles Dubos :

« J'ai toujours eu envie d'écrire quelques pages en l'honneur de Bourdaloue et de les disposer en ex-voto sur sa pierre tombale : Bourdaloue c'est si bien que cela en est invisible : sans doute, Bossuet c'est bien, mais il y a des éclats, de grands mouvements…

 

Je suis heureux, poursuit Du Bos, de me rencontrer avec Valéry dans ce culte de Bourdaloue ; mais moi j'admirais son style comme le miroir non-déformant de la pensée, comme le triomphe du grand style négatif ; pour Valéry ce négatif dans le style, est le positif suprême, l'étalon…

 

L'invisibilité, continue Valéry, tout est là ; mais il n'y a plus personne pour apprécier l'invisibilité dans le style, alors nous tirons tous le coup de pistolet de l'image, moi comme les autres. »

 

 

 

 

Un matin, à peine installé rue de Villejust (aujourd'hui, rue Paul Valéry), il écrit dans son Cahier IV, de 1901 :

« Maintenant - je m'assoirai ici… Que de profondes étendues - quels espaces et combien d'heures gonflées je sens et j'attends - là - dans cet empire de mots et de méditation, le mien – puisque j'ai horreur du commun et de ce temps. Je m'assoirai - et derrière un pli de mépris, je me donnerai un lac unique sur lequel errera cette volonté cachée. » (P. Valéry, Poésie perdue, Gallimard, 2000, p.71)

 

Là, seront le lieu et le moment de la rencontre quotidienne avec lui-même, à laquelle il demeurera jusqu'au bout indéfectiblement fidèle.

 

Fidèles, auprès du nouveau marié, le demeurent aussi les vieux amis, Fourment, Gide et Louÿs. Mais un nouveau le fréquente assidûment, en ces années dites de la Belle Epoque, Paul Léautaud. Le journal littéraire de ce dernier, ainsi que sa Correspondance, abordent en références valéryennes, jusqu'au jour où la réussite mondaine, académique, de son ancien ami, offusque l'atrabilaire de Fontenay-aux-Roses.

Valéry sera très sensible à cette défection et s'en épanchera auprès de Maurice Martin-du-Gard, le 5 mai 1927, qui écrit (Mémorables, II, 236) :

« De Valéry, jadis, Léautaud a reçu un grand nombre de lettres, du plus grand intérêt ; sans hésiter il vient de les vendre. Valéry l'a appris à son retour.

 

- Il aurait dû se rappeler, c'est Valéry qui parle, que c'est moi qui lui fis lire Souvenirs d'égotisme, le Brulard, le Neveu de Rameau… Je lui ai appris beaucoup. Et me faire cela !

 

…Mais c'est vrai, conclut Valéry - qui va perdre la sienne, à 96 ans, sa mère bien-aimée, dans les quinze jours qui suivent - il n'a pas eu de mère, et tout vient toujours de là. »

 

Mais nous n'en sommes pas encore là, quand, le 8 déc. 1900, Léautaud écrit à Valéry :

 

Paris le 8 décembre 1900

« Voulez-vous, mon cher ami, prier Madame Valéry de m'excuser si je ne suis pas encore venu lui présenter mes hommages, après le charmant accueil qu'elle m'a fait. Mais j'ai repris mes besognes, et l'heure à laquelle chaque jour je les quitte me ferait arriver bien tard avenue Victor-Hugo, ce qui me donnerait encore davantage l'aspect d'un importun.

 

Présentez aussi mes respects à Madame votre mère et saluez de ma part Mademoiselle Gobillard, et croyez bien, je vous prie, à mes sentiments affectueux. 

 

Paul Léautaud

 

Le 24 janvier 1902, il lui fait part de ses ennuis de situation, précaire, de clerc besogneux :

 

« C'est un peu à cause de tout cela qu'on me voit si rarement, mon cher Valéry. A quoi bon raser même ses amis avec des choses si mornes. C'est assez de ne pouvoir leur rendre les politesses charmantes qu'ils vous font. Je dois depuis longtemps des excuses infinies à Madame Valéry, pour n'avoir jamais été la saluer, après les gracieux accueils que j'ai reçus d'elle. Présentez-les-lui, je vous prie, soyez mon interprète auprès d'elle pour qu'elle me pardonne ; je vous charge aussi de tous mes hommages pour elle. Saluez aussi pour moi Mademoiselle votre belle-sœur. Malgré toutes mes gaucheries, j'ai passé quelques heures charmantes chez vous, après tant d'autres heures errantes et célibataires avec vous, et je n'ai pas encore oublié ni les unes ni les autres. » 

 

Un an plus tard, le 8 janvier 1903 :

« Moi aussi, mon cher Valéry, j'aurais préféré vous voir plutôt que ce cérémonial. J'irai même vous voir souvent, si je m'écoutais. Mais je suis bouclé toute la journée, vous le savez, et le soir ce serait à peu près inconvenant. Et puis, je vous embêterais, ou finirais par vous embêter. Rappelez-vous ces soirs d'autrefois, quand après tant de paroles de votre part, je restais muet, ou presque. Non, ce que vous avez dû avoir, et justement, une piètre opinion de moi, quelquefois ! Je me le disais à chaque fois en vous quittant. Et pourtant, je peux le dire, quand ce ne serait que pour ma propre satisfaction : il n'est pas un individu avec qui j'aie goûté des plaisirs plus vifs qu'avec vous. »

 

En novembre 1904 Léaudaud offre ses bons offices afin de hâter la réconciliation entre Valéry et Marcel Schwob, la rupture entre ces deux derniers étant survenue par suite des remous provoqués autour de l'Affaire Dreyfus.

 

En 1906, un échange s'établira à propos d'une famille à secourir. Tentative qui tournera mal et la correspondance s'interrompra jusqu'en 1927, quand Léautaud, préparant une édition nouvelle des Poètes d'aujourd'hui, adresse la missive suivante à celui qui est, maintenant, de l'Académie Française (réception le 23 juin 1927) :

4 août 1927

 

        Mon cher Valéry,

 

Je me doute combien vous devez être occupé et je suis désolé de venir vous importuner. Mais il le faut. Vous devez vous rappeler, de plus, que dans une visite que vous m'avez faite au Mercure, vous avez bien voulu me demander de ne rien faire, le moment venu, sans vous consulter. (Je m'aperçois que je ne vous dis pas ce dont il s'agit : Nouvelle édition des Poètes d'aujourd'hui.) Voulez-vous voir le choix qui a été fait - ou ce qui serait plus simple, voulez-vous, comme il m'a paru que c'était votre désir, l'établir vous-même. Vous avez (excusez-moi, je vous prie, pour mon ton impératif en apparence seulement) quinze jours pour cela. J'ai dormi pendant un an et demi sur tout ce travail qui je l'avoue ne m'amuse guère, et maintenant on exige de moi un achèvement prompt. Vous serez bien aimable de me donner deux mots de réponse.

 

Je n'ose me rappeler au souvenir de toute votre maison. Depuis le temps, mon nom y ferait l'effet d'une résurrection si ce n'est même d'une naissance. Vous du moins, croyez toujours à mes sentiments d'amitié les meilleurs. Quand je lis deux lignes de vous, je vous retrouve tout entier comme au temps de la rue Gay-Lussac. Vous avez eu la plus belle surprise littéraire, sans avoir rien cédé de vous-même. J'ai beaucoup pensé à tout cela ces derniers temps.

 

P. Léautaud

 

Dans les pages de son célèbre Journal littéraire, les vacheries décochées par Léautaud à l'encontre de Valéry sont nombreuses, encore qu'il soit obligé, loyalement, de reconnaître sa parfaite simplicité, demeurée intacte. Ainsi dans le journal du mardi 8 novembre 1932, Léautaud, discutant avec Dumesnil, note : « Nous nous sommes trouvés d'accord pour vanter la grande simplicité et grande cordialité que Valéry a gardées avec toutes ses relations d'autrefois.

 

Dumesnil dit : "il a bien l'air de jouer à l'académicien, au grand homme, avec tous ces gens qu'il est obligé de fréquenter aujourd'hui. Mais avec ses amis d'autrefois, rien de cela. Je crois même qu'il en rit le premier". »

 

 

 

 

L'acte d'héroïsme mental, dont le massif des Cahiers porte, tout au long d'une vie, témoignage, a été commenté par Valéry lui-même dans une lettre adressée au R. P. Gillet, alors Maître de l'Ordre dominicain (recueillie dans Lettres à quelques-uns, p. 162), pour le remercier d'une conférence prononcée sur Paul Valéry et la métaphysique.

 

Lettre où Valéry nous dit :

« Mes idées se sont faites entre 1892 et 95. J'entends ma manière ou méthode de juger ». Prenant ses distances avec la technique philosophique, il revendique les caractères originaux de sa démarche propre, marquée au coin d'une doctrine implicite tenue comme chose toute personnelle, faite par lui, pour lui, jamais achevée et qui n'éprouve aucun désir de la voir adoptée par d'autres, ce qui porterait d'ailleurs objection contre elle.

 

Tâche entreprise, dans le privé d'une pensée, qui tente d'énoncer les problèmes selon un mode différent de celui dont les philosophes ont coutume de les énoncer.

 

« Quant à la foi, que dire ? - Je ne la cherche ni ne la fuis. J'ai cherché à m'en faire une idée précise.

 

Je vous dirai, à ce sujet, mon Révérend Père, que plus d'un l'eût trouvée dans son sentier spirituel particulier si les arguments de l'apologétique ne lui eussent été des pierres de scandales. Le nombre d'incrédules créés par le prosélytisme est celui des étoiles et des grains de sable. Il m'est arrivé d'écrire un jour cette boutade que je prends la liberté de reproduire ici, en vous priant d'en excuser l'irrévérence : il y a des gens, disais-je, qui voudraient nous faire croire que Dieu est bête !

 

Et Dieu ne peut pas dire à un autre Dieu : Seigneur, préservez-nous de nos amis ! Pascal, entre autres, m'a fort scandalisé. Il m'est impossible de penser qu'un homme de cette puissance se soit abaissé à certains raisonnements (comme le Pari) dont il ne pouvait pas ne pas voir la misérable fragilité, - dont il n'eût pas voulu pour soi, et qu'il a trouvés assez bons pour les autres ! - Quel mépris des têtes communes ! – En quoi il me semble qu'il a péché, car, si quelqu'un jamais fut créé pour être l'apôtre des hommes de science et de pensée, tout le monde convient que c'est lui.

 

Terrible et immense aux yeux du croyant doit être la responsabilité de l'apologiste, quand il s'expose à tirer de l'âme d'autrui des ripostes, ou le rire et les mépris faciles.

 

Mais je m'avise que voici une lettre infinie et je ne voulais que vous adresse mon remerciement. »

 

Dans le prolongement de cette page, on se souviendra tirée de ses précieuses Ephémérides (Pléiade, o.c. I, 44) cette note, où entrant à N.-D. de Paris, en juin 1921, il se dit : "La prière est peut-être ce qu'il y a uniquement de REEL dans une religion." Réflexion à rapprocher des propos tenus par Mme Emilie Teste à son confesseur, l'abbé Mosson (Pléiade, o.c. II, 34), où, après avoir manifesté de la gratitude à son mari qui lui laisse suivre sa foi et se livrer à ses dévotions, elle dit au prêtre que son mari lui fait parfois penser à un mystique sans Dieu. « - Quelle lueur ! a répondu l'abbé, - quelles lueurs les femmes quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions et des incertitudes de leur langage !…

 

Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua :

- Mystique sans Dieu !… Lumineux non-sens !… Voilà qui est bientôt dit  !… Fausse clarté… Un mystique sans Dieu, Madame, mais il n'est point de mouvement convenable qui n'ait sa direction et son sens, et qui n'aille enfin quelque part !…

Mystique sans Dieu !… Pourquoi par un Hippogriffe, un centaure !

 

- Pourquoi pas un Sphinx, monsieur l'abbé ? »

 

Le Sphinx va enfin se décider à parler, sortant de son mutisme, à se manifester au public. Mais auparavant c’est aux seuls « Cahiers » qu’il réserve ses confidences quotidiennes. Lors de leur publication dans la collection de la Pléiade, Claude Roy (Nouvel observateur - 14 mai 1973) y voit avec justesse : « la démarche d’un esprit qui s’enchante des bagatelles de la porte mais se retient toujours de la franchir. Ces bagatelles-là composent, comme malgré lui, un palais de merveilles étincelantes, un amas somptueux de fragments où le diamant noir, la verroterie spirituelle, l’axiome bistouri et la boutade sceptique, en habit noir un peu raide de maxime brillante, se mêlent : c’est la caverne de Valéry Baba. Cette caverne-là, on n’a pas fini d’en inventorier les richesses en vrac ni de se divertir à puiser dans son bric-à-brac évasif. On suit, dans ce labyrinthe des dépouilles du matin et du butin du for intérieur, le fil d’un long discours haché, solitaire et abstrait. Les banalités du néant de tout, et de l’incertitude du reste, sont constamment ravivées par le piquant de la drôlerie, le pénétrant d’une perception nouvelle, ou par le brillant d’une formule où s’allient curieusement la narquoiserie de Puck et le gourmé du style précieux. « L’éternité occupe ceux qui ont du temps à perdre. »  Ce chat persan n’aborde aucune écuelle de lait sans défiance. Il est aux écoutes de lui-même sans illusions : « Tout ce que l’on dit de nous est faux ; mais pas plus faux que ce que nous en pensons. » Il se vit sans vivre : « La mort dure toute la vie et vous parle d’une voix profonde pour ne rien dire. »  La parole, la conscience dont on croit être conscient, la « psychologie », l’amour, l’histoire, les sentiments et les systèmes, tout n’est qu’apparence, faux-semblant, simulation ; une gesticulation futile et désolante. La maison Valéry ne fait pas crédit, même à soi. Car « l’homme n’est pas une solution exacte du problème de vivre ».

 

 

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