Dans un numéro des Œuvres Libres
de sept. 1945 (p. 37), Fernand Gregh, sur la filiation Mallarmé -
Valéry fait le point :
« Valéry venait assidûment aux
mardis. C'était le disciple favori. Il m'a d'ailleurs dit un jour
que la découverte de Mallarmé avait été la grande date de sa
jeunesse. Cela s'était vu certes à ses premiers poèmes ; mais,
bientôt, le disciple se dégagea de l'influence littérale du maître
pour ne garder que la leçon de son enseignement et l'exemple de sa
vie.
Il s'occupait alors de méthodes,
disait-on avec déférence et curiosité. Il avait même assumé cette
rubrique dans le Mercure de France, où il ne collabora qu'à
deux reprises, dont une fois pour étudier un ouvrage de stratégie.
La stratégie, c'est la méthode dans la guerre.
En même temps qu'il se livrait à
ses mystérieuses recherches, il était devenu le secrétaire
particulier de M. Edouard Lebey, directeur de l'Agence Havas. Là il
se trouvait au centre de la politique et des affaires. Aussi, bien
que retiré, comme une sorte de mystique de l'esprit dans une idéale
tour d'ivoire, il savait tout, comprenait son Paris et même son
Europe.
Cependant, la vie tournait. Les
années s'écoulaient. On n'entendait toujours pas beaucoup parler de
Valéry dans la littérature quotidienne ; il poursuivait en silence
ses études abstraites et, levé dès cinq heures du matin, avant ce
qu'il appelait "l'heure des bonnes", continuait d'annoter ces
cahiers d'où, plus tard, quand la gloire eut rendu précieuse la
moindre ligne de sa main, devaient s'échapper tant de Variétés,
d'Analecta, de Choses tues et, comme il disait
spirituellement, tant de Mauvaises Pensées. »
Les Cahiers représentaient, avec
raison, à ses yeux, le véritable travail - labor improbus -
celui des premières heures du jour, accompli face à la page, "que sa
blancheur défend", disait Mallarmé.
C'est en 1894, qu'il ouvrit le
premier des 257 cahiers qu'il devait laisser à l'heure de sa mort.
A une question que lui posait
Alfred Sauvy, au Colloque de septembre 1965, à Cerisy (Entretiens
sur Paul Valéry, Mouton 1968, p. 355) : "Combien d'heures votre
père travaillait-il, par jour ?". Son fils Claude répondait : "On
peut dire tout le temps." Sur quoi, Agathe Rouart-Valéry d'enchaîner
: « Dès qu'il sortait de table, après le café, il se remettait au
travail, sans s'accorder cet espèce ou espace de temps que l'on peut
appeler une récréation. Le dimanche était pour lui comme les autres
jours, tous les jours étaient semblables ; celui où il a perdu sa
mère, ou le jour de mon mariage, il était comme toujours à sa table
de travail à cinq heures du matin. Son sommeil était très perturbé,
quelquefois il me disait : "Je me suis réveillé à trois heures et
demie." Il avait travaillé dès cette heure-là. C'était son rythme de
travail, entrecoupé de cafés qu'il se faisait lui-même, et qui a été
en se précipitant au fur et à mesure que les tâches se sont ajoutées
les unes aux autres. Société des Nations, Collège de France, Centre
universitaire méditerranéen, etc. Et puis, il tenait le matin, à la
dernière période de sa vie, un véritable "bureau de bienfaisance".
On venait de partout lui demander les choses les plus diverses,
recommandations pour un emploi, une décoration, conseils,
autographes. Il était un confident, un confesseur, un avocat des
causes les plus variées. Et toutes les préfaces qu'on lui demandait
! et qu'il faisait pour faire plaisir. Il est de mode de le montrer
un personnage intéressé, on l'a beaucoup dit ces derniers temps. Je
n'ai jamais vu personnes qui le fût moins. »

Après la disparition de Mallarmé,
suivie de la résolution de tourner le dos à l'œuvre poétique
proprement dite, le seul et unique refuge fut, durant toutes ces
années d'un long silence, le rendez-vous quotidien du cahier.
En 1900, se situe, pour Valéry, à
l'orée du siècle nouveau, une rencontre décisive, celle de la vie
conjugale. Février : les fiançailles, avec Jeanne Gobillard, dont la
mère, née Morisot, était la sœur du peintre Berthe Morisot.
31 mai : mariage célébré en
l'église St-Honoré-d'Eylau ; Gide étant le témoin à la mairie,
Pierre Louÿs à l'église. On entendit, lors de la noce, le
violoncelle de Pablo Casals.
Avec sa femme et sa belle-sœur,
Paule Gobillard, peintre elle aussi comme sa tante, Valéry
s'installa 57, avenue Victor-Hugo ; au service du ménage fut engagée
Charlotte Lecoq - issue d'une famille de Valvins, protégée de
Mallarmé - qui sera jusqu'à sa mort, en 1956, la Providence de la
famille.
En entrant dans ce milieu familial,
dominé par la figure tutélaire d'Edouard Manet, le beau-frère de
Berthe Morisot, on peut dire que Valéry tombait dans la peinture.
Non seulement, il changeait de vie,
mais de plus il changeait de ville, passant du Quartier Latin à la
rue de Villejust où il vint bientôt habiter, dans la maison même
construite pour Berthe Morisot, et qu'occupait la famille Rouart.
Au lendemain de son mariage, Valéry
devait quitter le Ministère de la Guerre, où il avait été jusque là
employé, pour devenir, grâce à l'intervention de son ami, André
Lebey, le secrétaire particulier de l'un des Administrateurs les
plus en vue de l'Agence Havas, Edouard Lebey, frappé de paralysie.
Durant vingt années il se rendra
auprès de cet homme impotent, mais lucide, passant auprès de lui
trois ou quatre heures chaque jour, lui faisant part des cours de la
Bourse, le conseillant le cas échéant, lui lisant des ouvrages
d'actualité, plus souvent les sermons de Bossuet et Bourdaloue, que
ce valétudinaire, devenu son ami, prisait par dessus tout ; grâce à
quoi Valéry acquit une connaissance remarquable de ces orateurs
sacrés du XVIIème siècle. Ce qui nous vaut l'admirable
texte sur le style de Bossuet que l'on ne se lasse pas de relire
(Pléiade, o.c. I, 498) :
« Dans l'ordre des écrivains, je ne
vois personne au-dessus de Bossuet ; nul plus sûr de ses mots, plus
fort de ses verbes, plus énergétique et plus délié dans tous les
actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et,
en somme, plus maître du langage, c'est-à-dire de soi-même. Cette
pleine et singulière possession qui s'étend de la familiarité à la
suprême magnificence, et depuis la parfaite netteté articulée
jusqu'aux effets les plus puissants et retentissants de l'art,
implique une conscience ou une présence extraordinaire
de l'esprit en regard de tous les moyens et de toutes les fonctions
de la parole.
Bossuet dit ce qu'il veut. Il est
essentiellement volontaire, comme le sont tous ceux que l'on nomme
classiques. Il procède par constructions, tandis que nous
procédons par accidents ; il spécule sur l'attente qu'il crée tandis
que les modernes spéculent sur la surprise. Il part puissamment du
silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui
parfois s'édifie en voûte, se soutient de propositions latérales
distribuées à merveille autour de l'instant, se déclare et repousse
ses incidentes qu'elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et
redescendre après des prodiges de subordination et d'équilibre
jusqu'au terme certain et à la résolution complète de ses forces. »
Les préférences personnelles de
Valéry allaient cependant à Bourdaloue, ainsi qu'il le confiait à
Charles Dubos :
« J'ai toujours eu envie d'écrire
quelques pages en l'honneur de Bourdaloue et de les disposer en
ex-voto sur sa pierre tombale : Bourdaloue c'est si bien que cela
en est invisible : sans doute, Bossuet c'est bien, mais il y a
des éclats, de grands mouvements…
Je suis heureux, poursuit Du Bos,
de me rencontrer avec Valéry dans ce culte de Bourdaloue ; mais moi
j'admirais son style comme le miroir non-déformant de la pensée,
comme le triomphe du grand style négatif ; pour Valéry ce négatif
dans le style, est le positif suprême, l'étalon…
L'invisibilité, continue Valéry,
tout est là ; mais il n'y a plus personne pour apprécier
l'invisibilité dans le style, alors nous tirons tous le coup de
pistolet de l'image, moi comme les autres. »

Un matin, à peine installé rue de
Villejust (aujourd'hui, rue Paul Valéry), il écrit dans son
Cahier IV, de 1901 :
« Maintenant - je m'assoirai ici…
Que de profondes étendues - quels espaces et combien d'heures
gonflées je sens et j'attends - là - dans cet empire de mots et de
méditation, le mien – puisque j'ai horreur du commun et de ce temps.
Je m'assoirai - et derrière un pli de mépris, je me donnerai un lac
unique sur lequel errera cette volonté cachée. » (P. Valéry,
Poésie perdue, Gallimard, 2000, p.71)
Là, seront le lieu et le moment de
la rencontre quotidienne avec lui-même, à laquelle il demeurera
jusqu'au bout indéfectiblement fidèle.
Fidèles, auprès du nouveau marié,
le demeurent aussi les vieux amis, Fourment, Gide et Louÿs. Mais un
nouveau le fréquente assidûment, en ces années dites de la Belle
Epoque, Paul Léautaud. Le journal littéraire de ce dernier, ainsi
que sa Correspondance, abordent en références valéryennes, jusqu'au
jour où la réussite mondaine, académique, de son ancien ami,
offusque l'atrabilaire de Fontenay-aux-Roses.
Valéry sera très sensible à cette
défection et s'en épanchera auprès de Maurice Martin-du-Gard, le 5
mai 1927, qui écrit (Mémorables, II, 236) :
« De Valéry, jadis, Léautaud a reçu
un grand nombre de lettres, du plus grand intérêt ; sans hésiter il
vient de les vendre. Valéry l'a appris à son retour.
- Il aurait dû se rappeler, c'est
Valéry qui parle, que c'est moi qui lui fis lire Souvenirs
d'égotisme, le Brulard, le Neveu de Rameau… Je lui
ai appris beaucoup. Et me faire cela !
…Mais c'est vrai, conclut Valéry -
qui va perdre la sienne, à 96 ans, sa mère bien-aimée, dans les
quinze jours qui suivent - il n'a pas eu de mère, et tout vient
toujours de là. »
Mais nous n'en sommes pas encore
là, quand, le 8 déc. 1900, Léautaud écrit à Valéry :
Paris le 8 décembre 1900
« Voulez-vous, mon cher ami, prier
Madame Valéry de m'excuser si je ne suis pas encore venu lui
présenter mes hommages, après le charmant accueil qu'elle m'a fait.
Mais j'ai repris mes besognes, et l'heure à laquelle chaque jour je
les quitte me ferait arriver bien tard avenue Victor-Hugo, ce qui me
donnerait encore davantage l'aspect d'un importun.
Présentez aussi mes respects à
Madame votre mère et saluez de ma part Mademoiselle Gobillard, et
croyez bien, je vous prie, à mes sentiments affectueux.
Paul Léautaud
Le 24 janvier 1902, il lui fait
part de ses ennuis de situation, précaire, de clerc besogneux :
« C'est un peu à cause de tout cela
qu'on me voit si rarement, mon cher Valéry. A quoi bon raser même
ses amis avec des choses si mornes. C'est assez de ne pouvoir leur
rendre les politesses charmantes qu'ils vous font. Je dois depuis
longtemps des excuses infinies à Madame Valéry, pour n'avoir jamais
été la saluer, après les gracieux accueils que j'ai reçus d'elle.
Présentez-les-lui, je vous prie, soyez mon interprète auprès d'elle
pour qu'elle me pardonne ; je vous charge aussi de tous mes hommages
pour elle. Saluez aussi pour moi Mademoiselle votre belle-sœur.
Malgré toutes mes gaucheries, j'ai passé quelques heures charmantes
chez vous, après tant d'autres heures errantes et célibataires avec
vous, et je n'ai pas encore oublié ni les unes ni les autres. »
Un an plus tard, le 8 janvier 1903
:
« Moi aussi, mon cher Valéry,
j'aurais préféré vous voir plutôt que ce cérémonial. J'irai même
vous voir souvent, si je m'écoutais. Mais je suis bouclé toute la
journée, vous le savez, et le soir ce serait à peu près inconvenant.
Et puis, je vous embêterais, ou finirais par vous embêter.
Rappelez-vous ces soirs d'autrefois, quand après tant de paroles de
votre part, je restais muet, ou presque. Non, ce que vous avez dû
avoir, et justement, une piètre opinion de moi, quelquefois ! Je me
le disais à chaque fois en vous quittant. Et pourtant, je peux le
dire, quand ce ne serait que pour ma propre satisfaction : il n'est
pas un individu avec qui j'aie goûté des plaisirs plus vifs qu'avec
vous. »
En novembre 1904 Léaudaud offre ses
bons offices afin de hâter la réconciliation entre Valéry et Marcel
Schwob, la rupture entre ces deux derniers étant survenue par suite
des remous provoqués autour de l'Affaire Dreyfus.
En 1906, un échange s'établira à
propos d'une famille à secourir. Tentative qui tournera mal et la
correspondance s'interrompra jusqu'en 1927, quand Léautaud,
préparant une édition nouvelle des Poètes d'aujourd'hui,
adresse la missive suivante à celui qui est, maintenant, de
l'Académie Française (réception le 23 juin 1927) :
4 août 1927
Mon cher Valéry,
Je me doute combien vous devez être
occupé et je suis désolé de venir vous importuner. Mais il le faut.
Vous devez vous rappeler, de plus, que dans une visite que vous
m'avez faite au Mercure, vous avez bien voulu me demander de
ne rien faire, le moment venu, sans vous consulter. (Je m'aperçois
que je ne vous dis pas ce dont il s'agit : Nouvelle édition des
Poètes d'aujourd'hui.) Voulez-vous voir le choix qui a été fait
- ou ce qui serait plus simple, voulez-vous, comme il m'a paru que
c'était votre désir, l'établir vous-même. Vous avez (excusez-moi, je
vous prie, pour mon ton impératif en apparence seulement) quinze
jours pour cela. J'ai dormi pendant un an et demi sur tout ce
travail qui je l'avoue ne m'amuse guère, et maintenant on exige de
moi un achèvement prompt. Vous serez bien aimable de me donner deux
mots de réponse.
Je n'ose me rappeler au souvenir de
toute votre maison. Depuis le temps, mon nom y ferait l'effet d'une
résurrection si ce n'est même d'une naissance. Vous du moins, croyez
toujours à mes sentiments d'amitié les meilleurs. Quand je lis deux
lignes de vous, je vous retrouve tout entier comme au temps de la
rue Gay-Lussac. Vous avez eu la plus belle surprise littéraire, sans
avoir rien cédé de vous-même. J'ai beaucoup pensé à tout cela ces
derniers temps.
P. Léautaud
Dans les pages de son célèbre
Journal littéraire, les vacheries décochées par Léautaud à
l'encontre de Valéry sont nombreuses, encore qu'il soit obligé,
loyalement, de reconnaître sa parfaite simplicité, demeurée intacte.
Ainsi dans le journal du mardi 8 novembre 1932, Léautaud, discutant
avec Dumesnil, note : « Nous nous sommes trouvés d'accord pour
vanter la grande simplicité et grande cordialité que Valéry a
gardées avec toutes ses relations d'autrefois.
Dumesnil dit : "il a bien l'air de
jouer à l'académicien, au grand homme, avec tous ces gens qu'il est
obligé de fréquenter aujourd'hui. Mais avec ses amis d'autrefois,
rien de cela. Je crois même qu'il en rit le premier". »
L'acte d'héroïsme mental, dont le
massif des Cahiers porte, tout au long d'une vie, témoignage,
a été commenté par Valéry lui-même dans une lettre adressée au R. P.
Gillet, alors Maître de l'Ordre dominicain (recueillie dans
Lettres à quelques-uns, p. 162), pour le remercier d'une
conférence prononcée sur Paul Valéry et la métaphysique.
Lettre où Valéry nous dit :
« Mes idées se sont faites entre
1892 et 95. J'entends ma manière ou méthode de juger ». Prenant ses
distances avec la technique philosophique, il revendique les
caractères originaux de sa démarche propre, marquée au coin d'une
doctrine implicite tenue comme chose toute personnelle, faite par
lui, pour lui, jamais achevée et qui n'éprouve aucun désir de la
voir adoptée par d'autres, ce qui porterait d'ailleurs objection
contre elle.
Tâche entreprise, dans le privé
d'une pensée, qui tente d'énoncer les problèmes selon un mode
différent de celui dont les philosophes ont coutume de les énoncer.
« Quant à la foi, que dire ?
- Je ne la cherche ni ne la fuis. J'ai cherché à m'en faire une idée
précise.
Je vous dirai, à ce sujet, mon
Révérend Père, que plus d'un l'eût trouvée dans son sentier
spirituel particulier si les arguments de l'apologétique ne lui
eussent été des pierres de scandales. Le nombre d'incrédules créés
par le prosélytisme est celui des étoiles et des grains de sable. Il
m'est arrivé d'écrire un jour cette boutade que je prends la liberté
de reproduire ici, en vous priant d'en excuser l'irrévérence : il
y a des gens, disais-je, qui voudraient nous faire croire que
Dieu est bête !
Et Dieu ne peut pas dire à un autre
Dieu : Seigneur, préservez-nous de nos amis ! Pascal, entre autres,
m'a fort scandalisé. Il m'est impossible de penser qu'un
homme de cette puissance se soit abaissé à certains raisonnements
(comme le Pari) dont il ne pouvait pas ne pas voir la misérable
fragilité, - dont il n'eût pas voulu pour soi, et qu'il a trouvés
assez bons pour les autres ! - Quel mépris des têtes communes ! – En
quoi il me semble qu'il a péché, car, si quelqu'un jamais fut
créé pour être l'apôtre des hommes de science et de pensée, tout le
monde convient que c'est lui.
Terrible et immense aux yeux du
croyant doit être la responsabilité de l'apologiste, quand il
s'expose à tirer de l'âme d'autrui des ripostes, ou le rire et les
mépris faciles.
Mais je m'avise que voici une
lettre infinie et je ne voulais que vous adresse mon remerciement. »
Dans le prolongement de cette page,
on se souviendra tirée de ses précieuses Ephémérides (Pléiade,
o.c. I, 44) cette note, où entrant à N.-D. de Paris, en juin
1921, il se dit : "La prière est peut-être ce qu'il y a uniquement
de REEL dans une religion." Réflexion à rapprocher des propos tenus
par Mme Emilie Teste à son confesseur, l'abbé Mosson (Pléiade,
o.c. II, 34), où, après avoir manifesté de la gratitude à son
mari qui lui laisse suivre sa foi et se livrer à ses dévotions, elle
dit au prêtre que son mari lui fait parfois penser à un mystique
sans Dieu. « - Quelle lueur ! a répondu l'abbé, - quelles lueurs
les femmes quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions
et des incertitudes de leur langage !…
Mais aussitôt, et à soi-même, il
répliqua :
- Mystique sans Dieu !… Lumineux
non-sens !… Voilà qui est bientôt dit !… Fausse clarté… Un mystique
sans Dieu, Madame, mais il n'est point de mouvement convenable qui
n'ait sa direction et son sens, et qui n'aille enfin quelque part !…
Mystique sans Dieu !… Pourquoi par
un Hippogriffe, un centaure !
- Pourquoi pas un Sphinx, monsieur
l'abbé ? »
Le Sphinx va enfin se décider à
parler, sortant de son mutisme, à se manifester au public. Mais
auparavant c’est aux seuls « Cahiers » qu’il réserve ses confidences
quotidiennes. Lors de leur publication dans la collection de la
Pléiade, Claude Roy (Nouvel observateur - 14 mai 1973) y voit
avec justesse : « la démarche d’un esprit qui s’enchante des
bagatelles de la porte mais se retient toujours de la franchir. Ces
bagatelles-là composent, comme malgré lui, un palais de merveilles
étincelantes, un amas somptueux de fragments où le diamant noir, la
verroterie spirituelle, l’axiome bistouri et la boutade sceptique,
en habit noir un peu raide de maxime brillante, se mêlent : c’est la
caverne de Valéry Baba. Cette caverne-là, on n’a pas fini d’en
inventorier les richesses en vrac ni de se divertir à puiser dans
son bric-à-brac évasif. On suit, dans ce labyrinthe des dépouilles
du matin et du butin du for intérieur, le fil d’un long discours
haché, solitaire et abstrait. Les banalités du néant de tout, et de
l’incertitude du reste, sont constamment ravivées par le piquant de
la drôlerie, le pénétrant d’une perception nouvelle, ou par le
brillant d’une formule où s’allient curieusement la narquoiserie de
Puck et le gourmé du style précieux. « L’éternité occupe ceux qui
ont du temps à perdre. » Ce chat persan n’aborde aucune écuelle
de lait sans défiance. Il est aux écoutes de lui-même sans
illusions : « Tout ce que l’on dit de nous est faux ; mais pas
plus faux que ce que nous en pensons. » Il se vit sans vivre :
« La mort dure toute la vie et vous parle d’une voix profonde
pour ne rien dire. » La parole, la conscience dont on croit
être conscient, la « psychologie », l’amour, l’histoire, les
sentiments et les systèmes, tout n’est qu’apparence, faux-semblant,
simulation ; une gesticulation futile et désolante. La maison Valéry
ne fait pas crédit, même à soi. Car « l’homme n’est pas une
solution exacte du problème de vivre ».