Paul Amargier

                                           Avec paul Valery rencontre et propos

                 accueil       Avec Paul Valery : rencontres et propos

 

1. Avec Paul Valery:Montpellier-Paris

2. Avec Paul Valery: l'après Mallarmé

3. Avec Paul Valery:Vie publique

4. Avec Paul Valery: Femmes

5 Avec Paul Valery: L'Académie

6. Avec Paul Valery: Les années noires

 

 
Chapitre 4.  Femmes
 

 

Du côté d'Adrienne Monnier, pour Valéry, pris dans les remous de sa jeune gloire, ne pouvait venir aucun danger. Il n'en irait pas de même, inévitablement, à la suite de rapports noués, par lui, avec d'autres femmes, rencontrées au hasard de soirées mondaines…

 

Henri de Régnier qui, autrefois, fréquentait avec lui les mardis de la rue de Rome, aux temps mallarméens, et qui le retrouve, trente années plus tard, enregistre, témoin impitoyable, les ravages causés chez Valéry par le nouveau rythme de vie que l'ex-Monsieur Teste a maintenant adopté.

 

En 22-23, au cœur des Années folles, dans ses Cahiers, il note (p. 787 et 793) : « 30 mai 1922. Chez le banquier américain Georges Blumenthal… Je n'avais pas vu Valéry depuis longtemps, je le trouve inquiet, vieilli, ravagé, mais toujours causeur brillant, quoique un peu bredouillant.

 

- 28 février 1923. Chez la marquise de Polignac. Rien ne m'amuse comme d'y retrouver Paul Valéry en homme du monde et en poète de salon. Voilà où mènent vingt-cinq ans de solitude. Je le trouve d'ailleurs très usé, très nerveux, confus, bredouillant. Ce qu'il dit, avec ses ellipses et ses sautes d'idées, doit être à peu près incompréhensible à ses auditeurs. On m'a dit que, parfois, il récitait des vers. Oh, Valéry ! »

 

C'est que nous sommes, en 22-23, au point d'acmé de la crise qui devait durablement marquer la vie affective de notre héros, jusque-là relativement équilibrée.

 

La rencontre avec Catherine Pozzi est à l'origine de ce grave conflit intérieur. Cette dernière, dans son Journal 1913-1934, publié chez Ramsay en 1992 (677 pages grand format) relate, jusque dans les plus infinis détails, les flux et reflux de leur aventure sentimentale, qui, au bout du compte, devait s'avérer, pour l'un et pour l'autre, totalement destructrice. Tant il est vrai que nous sommes là en présence d'un beau cas - exemplaire, si l'on peut ainsi parler - de la confusion des soifs et des sources.

 

C'est à la mi-juin 1920 qu'eut lieu la rencontre, suivie immédiatement du coup de foudre initial d'une liaison qui devait durer jusqu'à l'été 1928.

 

Catherine Pozzi, fille du célèbre médecin, caricaturé par Proust, dans La Recherche, sous les traits du docteur Cottard, ainsi que son ineffable épouse, trompée par son volage mari et qui s'endort inopinément, à la Raspelière, chez les Verburin - elle fait partie de leur clan. Catherine épousa en 1909, elle avait 27 ans, Edouard Bourdet, l'homme de théâtre bien connu, de qui elle divorcera, après lui avoir donné un fils, Claude, né en octobre 1909, mort le 22 mars 1996, le journaliste du temps de la Résistance, puis de France-Observateur. Elle devait mourir, le 3 décembre 1934, après bien des souffrances dues à la tuberculose, dont elle fut déclarée atteinte dès 1912.

 

Les débuts de leur histoire, selon un scénario habituel, furent passablement idylliques et l'on vit, dès cet été 1920, Valéry à la Graulet, en Dordogne, propriété des Pozzi, hôte de Catherine et sa mère, composant, à la demande de Jean-Louis Vaudoyer, une préface pour le poème de La Fontaine, Adonis : « Cet essai sur l'Adonis fut écrit dans une belle campagne, si vaste et si lointainement fermée de futaies et de lignes paresseuses qu'il semblait qu'elle produisit la plus profonde paix comme le fruit de son étendue offerte au seul soleil et close d'arbres immenses.

 

Je n'avais point de peine, en ce lieu favorable, à ressentir toutes choses comme nous pouvons penser que La Fontaine les ressentait. Il est des heures perdues où l'on croit entendre le murmure du temps pur qui s'écoule ; on regarde dans le ciel se fondre tout un jour, sans opposer à cette contemplation le moindre divertissement… »   (Pléiade - o.c. I, 1707)

 

Tout respire le bonheur de ces moments "où l'on croit entendre le murmure du temps" dans le texte définitif publié sous le titre Au sujet d'Adonis au tome I de Pléiade o.c. I, p. 474-495.

 

Le poète a manifestement retrouvé une Muse, ce n'est plus la jeune Parque, mais Catherine Pozzi. Elle sera auprès de lui, quand il écrira, par exemple, le dialogue sur l'architecture Eupalinos ou encore des poèmes comme L'ébauche d'un serpent.

 

Assez rapidement cependant, entre eux, les choses se dégraderont et leur réciproque passion, loin d'être épanouissante, deviendra pour tous deux, une sorte d'instrument de torture.

 

Il ne faut pas se le dissimuler, les lectures du Journal, aux yeux du lecteur attentif et bienveillant, représente une épreuve : document certes exceptionnel, mais pétri d'une matière qui est de chair blessée à vif, d'une peau d'âme toute palpitante, obstinée à vivre et qui n'y parvient pas.

 

Le 10 juin 1929, un an après la rupture, Catherine Pozzi reçoit une lettre du grand critique allemand Ernst-Robert Curtius, qu'elle a eu l'heureux réflexe de transcrire (p. 508).

 

Le texte de Curtius nous dit toutes les qualités de celle à qui il s'adresse, d'où elle a tiré son pouvoir de séduction, aux limites de l'irrésistible ; d'autres que Valéry l'ont éprouvé. Quant au bref commentaire, dont elle fait suivre le texte de son correspondant, il en dit plus, en quelques mots, que tous les longs discours : j'ai été flouée, exploitée… il ne lui restait plus, hélas, que le ressentiment.

 

« "Si je ne l'éprouvais pas, je serais capable de feindre l'amitié pour vous, rien que pour le plaisir incomparable de lire vos lettres ; de les provoquer. Je n'en ai jamais reçu de pareilles. Elles sont autre chose que des communications : des créations. Pourquoi avez-vous abandonné la littérature ? Comment gâcher un don si éclatant, si victorieusement évident ? La façon dont votre esprit "se meut avec agilité" me fait l'effet d'un prodige, et je voudrais savoir si vous vous rendez pleinement compte de vos facultés extraordinaires, et si vous en retirez du plaisir. Si j'en disposais, j'éprouverais un sentiment radieux de puissance et de bonheur."

 

Et naturellement ceci me donne la plus lourde tristesse. Oui, E.R.C., je me "rends pleinement compte". Un autre aussi, s'est "rendu pleinement compte" : il a tout pris, presque pendant huit ans. »

 

"Glissez, barque funèbre", dirait la jeune parque.

 

 

Au chapitre des femmes qui ont jalonné le parcours valéryen, outre Catherine Pozzi qui mérite d'occuper une place centrale, il en est d'autres, auxquelles, en 2003, un médecin, le docteur François-Bernard Michel a consacré un ouvrage, dont je ne saurai me faire juge, n'ayant aucune compétence pour cela, aussi est-ce à l'excellente revue Histoires littéraires (n° 18, d'avril-juin 2004, p. 235) que je laisse le soin de la recension : « François-Bernard Michel, Prenez garde à l'amour. Les muses et les femmes de Paul Valéry (Grasset, 2003, 268 p., 15 €). Brossant une chronologie des amours de Valéry pour montrer qu'ici "une éducation sentimentale devient une éducation d'écrivain", l'essai privilégie un système de causalité affective, dans lequel la mort même du poète est présentée comme la conséquence d'une rupture amoureuse, et l'œuvre relu à la lueur des liaisons. Ce genre d'approche pourrait prendre le contre-pied des distinctions célèbres établies par Valéry entre l'homme et l'auteur ("Indépendance de l'homme biographique et de l'auteur", affirment, lapidaires, les Cahiers). Hélas, hormis une proposition de correction du diagnostic de tuberculose chez Catherine Pozzi (l'auteur étant aussi médecin, on le croit volontiers), on ne découvre guère ici d'analyses originales. Le texte semble ignorer des travaux récents : l'identification de "Mme de R." à Mme de Rovira est ainsi présentée comme une nouveauté (et cela en quatrième de couverture !), alors qu'elle a fait l'objet d'une communication publiée en 2001 dans le Bulletin des études valéryennes. Certains tours peuvent prêter à confusion : on lit qu' "à 49 ans, [Valéry] vient de publier […] l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci", quand le texte initial a paru plus de vingt ans auparavant, en 1895. La localisation des citations, qu'elles soient de Valéry ou d'autres auteurs, n'est jamais indiquée précisément, l'auteur se contentant au mieux de renvoyer à un titre, sans page, et sans cote s'il s'agit d'un inédit conservé en bibliothèque. Tout cela ne facilite pas l'adhésion du lecteur ni le repérage d'éventuels apports en information. Enfin, le style a-t-il cessé d'importer à l'éditeur du volume, pour qu'on croise des formules comme "côté passion [sic], ils se sont mutuellement éblouis", "tant pis, elle décide d'encourir [sic] le risque", "elle le reçoit […] suppliante [sic] de ses grands yeux noirs", "il se donne la mort, et pas avec un pistolet en chocolat" ? On s'est ennuyé. »

 

S'ennuyer avec Valéry, un comble ! Nous nous contenterons en conséquence, ici, d'une sèche nomenclature :

 

1° )  il y eut d'abord la belle montpelliéraine, restée longtemps mystérieuse, dont le Colloque de Sète (mai 2000) devait révéler la véritable identité, Madame de Rovira, amour platonique de jeunesse.

 

2°)  ensuite, à Paris, une écuyère de cirque, Miss Bath qui, fugitive, laissa bientôt la place à Jeanne Gobillard, Madame Paul Valéry, l'épouse prévenante et fidèle de tout le long d'une existence, 45 ans, qui pour elle, nous le constatons, ne fut pas toujours un fleuve tranquille.

On ne saurait omettre la place tenue auprès de son père par Agathe, née en 1906, mariée avec Paul Rouart, le 12 juill. 1927, deux mois après la mort de sa grand-mère Fanny Valérie, présence attentive, loin d'être négligeable. L'ultime sortie de Valéry sera le 19 mai 1945, pour assister à la première communion de Martine, la fille d'Agathe.

3°)  de 1920 à 1928, c'est l'épisode Catherine Pozzi : actus tragicus. Quand ils se rencontrèrent Valéry allait vers ses 50 ans, elle en avait 38.

 

4°)  Une fois cette page tournée, Valéry courtise, en vain, le sculpteur, Renée Vautier, qui réalise de lui un buste, au temps de L'idée fixe.

On parle aussi de la duchesse de La Rochefoucauld, d'Emilie Noulet, d'autres encore ? Passons…

 

5°)  Enfin, quand il eut 67 ans, ce fut le tour de la sulfureuse Jeanne Loviton, dite Jean Voilier, femme de l'auteur de "L'Homme à la Hispano", puis, plus tard, de l'éditeur Denoël, mystérieusement disparu. Elle fit dispenser, en vente publique, le 2 octobre 1982, à Monte-Carlo, un recueil de 133 poèmes d'amour, à elle adressés par Valéry, ensemble groupé sous le titre Coronilla (lot acquis par une Université Japonaise) : des Poèmes secrets inédits et des lettres, adressées par Valéry à sa maîtresse, furent imprimés, en 1983, sous le manteau, à l'enseigne de "Chez Monsieur Teste". Un chroniqueur de la revue Histoires Littéraires (n° 15, juill.-sept. 2003, p. 193), qui nous fournit ces renseignements, conclut que "ce n'est pas demain que nous aurons de Valéry une biographie complète et non aseptisée."

 

            Nous restent ses propos, tels qu'Henri Mondor les entendit et nous lesrelata. Ecoutons, au terme de ce chapitre consacré aux femmes, ce qu'il pensait d'elles :

            « Celui, qui a souvent redit que le singulier ne le retenait guère, allait, après des détails que je passe, vers des généralisations : "Les femmes, selon leurs moments et les nôtres, sont à la fois simples et difficiles. Ou plutôt, elles sont faites de corps simples qui les composent en proportions variables avec chacune et sans doute mouvantes en toutes. Trois corps simples : la mère, la fille, au pire sens du mot, et l'asexuée. Il ne reste plus, comme dans les ordonnances, qu'à mettre à droite des chiffres respectifs. La comparaison des coefficients ou des pourcentages est facile… Et dire que nous les payons en or liquide !

 

          "A ce propos, ne trouvez-vous pas que l'acte lui-même est à la fois simple et bien complexe ? C'est à lui que je n'aurais jamais dû cesser de penser, dans mon cours du Collège sur la poétique. Ce qui prépare l'assaut, ce qu'il déclenche d'actions nombreuses, d'interréactions, ce qui, avec monotonie d'ailleurs, convenons-en, le termine, enfin l'arrêt brusque de toutes ces fêtes, que de chapitres !" »

                                                                                                                                                                     

(Henri Mondor, Propos familiers de Paul Valéry,

                                            Les Cahiers Verts, n° 44, Grasset 1957, p. 120)

 

 

Haut de la page