A la suite de ces pages, que l'on pourrait titrer, comme l'a fait
Marcabru (Figaro Littéraire, 4 déc. 2003) :
"Valéry, son Chemin des Dames", et qu'il fallait bien
rappeler, se profile pour lui, à l’horizon, dans les années 1925-26, la
Coupole.
L'Académie Française ne pouvait en effet rester insensible
longtemps à l'aura qui ne cessait de grandir autour de la figure de
celui qui, grâce à elle, allait devenir, comme il le dira lui-même avec
humour, dans une lettre à son ami Gide : "le Bossuet de la Troisième
République" (Corresp. p. 513), à cette heure même où le Bœuf
montait sur le toit, ce qui faisait dire à une de ces charmantes dames,
de je ne sais quel salon, de quelle rive, que, lui, c'était "le Bluff
sur le moi"…
Toujours est-il que magistralement "drivé" pour emprunter au
turf son vocabulaire, par son ami l'abbé Brémond (ainsi que je l'ai
narré dans mon "Connaissez-vous l'abbé Bremond ?"), après avoir été
fait, le 15 août 1923, chevalier de la Légion d'Honneur, il se laissa
convaincre de partir à l'assaut d'un fauteuil, ce fut celui d'Anatole
France, disparu en 1924. Conseillé par le Maréchal Foch qui lui suggéra
une tactique de la dernière heure : "Vous foncerez entre les deux
Bérard", eux aussi candidats au même fauteuil, il fut élu, le jeudi 19
novembre 1925.
Dans une des lettres à quelques-uns (p. 155),
Valéry adresse ses remerciements à Henri Lavedan, qui lui avait apporté
dans cette affaire tout son appui :
« Jeudi, il m'a fallu travailler jusqu'à 2 heures et demie -
épreuves très urgentes.
A deux heures et demie, vague, mélancolique, et considérant
une partie nulle, je suis descendu à pied vers la Seine. Sur le quai,
entre Chambre et Légion d'Honneur, je me suis vu saisi par un bras
nerveux. C'était Boylesve et l'heureux succès.
Savez-vous que Foch a été admirable pour moi - et, en vérité,
je ne puis deviner quelle cause m'en a fait un si chaud et si honorable
soutien ? Il a repoussé les attaques de Bourget et de Mgr Baudrillart,
et voté tout le temps pour votre serviteur…
Je vous prie de mettre aux pieds de Madame Lavedan mes
remerciements et mes hommages très respectueux. Quant à vous, mon cher
ami et confrère, vous pensez bien ce que je pense en vous serrant les
mains. »
On est heureux de voir le sympathique Boylesve traverser la
scène en porteur de l'heureux message.
Une fois l'élection acquise, il allait falloir penser à la
composition du Remerciement académique à prononcer sous la Coupole, à
savoir l'éloge obligatoire de son prédécesseur au 38ème
fauteuil - Anatole France -, celui de Malesherbes, Thiers, Ferdinand de
Lesseps.
Tâche qui fut, on le sait, particulièrement pénible à notre
homme. Le journal de l'abbé Mugnier en porte trace :
« 23 mars 1927.
Visite de Catherine Pozzi. Elle m'a raconté sa liaison avec
Paul Valéry (depuis 7 ans). Elle avait épousé Bourdet, l'auteur de La
Prisonnière (184). Entente intellectuelle absolue entre Paul Valéry
et elle. Elle a eu l'idée de s'ouvrir à Mme Valéry, croyant trouver en
elle une alliée. Favorable au premier moment, celle-ci est devenue une
furie, ne voulant plus qu'ils se voient, etc. Valéry mécontent de la
démarche de C. Pozzi ; on s'est séparé, puis retrouvé et cela marche
comme avant, mais il faut se voir en cachette. J'ai cru comprendre que
Mme Pozzi désirerait qu'à l'occasion je puisse intervenir auprès de la
femme de Valéry.
27 mars
Rencontré Paul Valéry que son discours à faire sur Anatole
France embarrasse beaucoup. Il ne sait que dire. »
C'est seulement le jeudi 23 juin 1927 que Valéry vint, enfin,
quai Conti, presque deux ans après son élection, prendre séance.
Maurice Martin-du-Gard, dans ses Mémorables (II, 241)
relate l'événement, car c'en fut un. Il montre le récipiendaire, l'index
sur les lèvres, creusé par l'attente, proche parent de Ramsès, sous la
lumière verte que laisse filtrer, sur son visage, la Coupole. Et de
poursuivre :
« L'Académie, c'est une Eglise, une sorte d'esprit saint, qui
maintient par ses prêtres, quelquefois malgré certains d'entre eux ou à
leur insu, nos traditions d'excellence : précision, discipline,
sensibilité par surcroît. Et que signifie ce nom de Valéry si ce n'est
un grand air de sobriété française, une perfection qui se perd, une
réaction, dont les sots croient se venger en la prétendant très obscure,
contre un phénomène littéraire incarné par Claudel, Anna de Noailles :
une apologétique de l'irrationnel, du vague, du hasard, de l'incontrôlé,
qui répugne à notre race, bien que celle-ci la favorise une ou deux fois
par siècle, à des intervalles prévisibles, pour s'en déprendre avec
autant de promptitude. Paul Valéry se refuse aux délices de la facilité
; il n'est pas de ces déchaînés qui ignorent la concentration, jettent
leurs images au vent et jouent leur chance sur les mots dont les comble
l'orage. Valéry, ou le martyre de la résistance au facile. En outre, le
plus aimable des athées.
Anatole France est un prédécesseur illustre ; il ne le
désignera jamais par son nom, seule fantaisie que se permettra sa
harangue, sans beaucoup scandaliser, enfantillage pour les uns qui
s'attendaient à pire, pour les autres, chef-d'œuvre de l'astuce. France
travailla sur des mots, et le plus heureusement du monde, Valéry, lui,
met en jeu tout le composé humain.
Il se lève pour son Remerciement. Il parle. Il ne parle pas
bien, il trébuche, bredouille comme pour en finir au plus vite, mais ce
qu'il exprime dans une langue admirable que l'ésotérisme mallarméen
n'est point parvenu à corrompre, paraît d'autant plus limpide que
l'auditoire se préparait à faire effort pour la suivre. Valéry fait
l'éloge du scepticisme. Un sceptique enterré par un athée, l'un dit :
"Je ne sais pas ce que je sais", et l'autre : "Je sais que je ne puis
savoir." Il tire encore bien d'autres leçons. Et j'aperçois à ce
discours, qu'on dirait d'un dix-septième siècle renaissant, que Valéry
s'insère dans la haute tradition académique, que cette prose est
destinée à ces grands éloges, et que, pour sa gloire, jusqu'à un âge
auquel sa poésie seule risquait de ne pas atteindre, il s'y fixe ; ainsi
Fontenelle. Dix minutes d'applaudissements, la chose est insolite, et
même un peu plus que cela ; M. Doumic, au bureau, qui resta de glace au
long du Remerciement, oppose un silence triste à ce bonheur délirant.
Enfin Gabriel Hanotaux peut prendre la parole pour recevoir
Valéry et comme il ouvre la bouche, Vandérem déplie aussitôt
Paris-Sport, ce qui n'est pas d'un goût parfait. Pour le physique,
M. Hanotaux a quelque chose d'un professeur et on ne s'étonne pas qu'il
veuille expliquer les vers d'un poète. Il les cite avec emphase, les
mains en l'air, bien qu'il ne soit plus ministre depuis quarante ans. Il
se balance à son sujet, et si mollement que son discours paraît vite
interminable. Sa voix rocailleuse est sans agrément. Il fait quelques
plaisanteries, quelques lapsus aussi : "Vous étiez, Monsieur au collège
un évêque…" Valéry, détendu, après l'émotion de son entrée et la
fatigue de la lecture, sourit, mais pas plus que nous, quand soudain
nous parvient : "Vous avez entendu le chant des sirènes." M. Hanotaux
les a entendues, il ne permet pas qu'on en doute ; il est heureux. M.
Hanotaux a travaillé à la République de Ferry, l'Empire lui doit de son
étendue, mais rien ne pouvait autant lui plaire que d'achever au service
de la poésie une grande et si longue carrière. Un des promoteurs les
plus actifs de la candidature de Valéry, cette journée, son triomphe
personnel, il en sort gai, tout rajeuni.
Valéry sur son habit vert jette un pardessus droit et noir de
demi-saison, et dans la grande cour de l'Institut, se laisse
photographier plusieurs fois, avec simplicité, pour les agences qui, à
une heure, l'avaient manqué, la main gauche gantée de blanc, serrant,
non sans plaisir, le fourreau de son épée. Il avait une folle envie de
fumer pendant la réception, et le dit, comme cela, fort gentiment, à
quelqu'un qui était venu de très loin pour recueillir un propos sublime
; sous le porche, Valéry lui montra le Louvre, la Seine, l'été, puis il
partit à la recherche de sa famille qui l'attendait, prit quelques mains
encore au passage, et son bicorne disparut dans une foule qui ne voulait
pas s'en aller comme si la fête n'était pas finie. »

Désormais, revêtu de l'habit vert, Valéry, non seulement
"Bossuet de la IIIème République" - c'est sous la statue de
l'Aigle de Meaux qu'il lui revint de lire son discours de réception -
mais encore, tacitement reconnu par tous, comme l'ambassadeur de la
culture française, durant les dix-huit années qu'il lui restait à vivre
; malgré la fatigue, il allait parcourir l'Europe, allant, de capitale
en capitale, semer le grain de sa parole. Sans se prendre pour autant au
sérieux, lui qui eut toujours le privilège, en toutes circonstances, de
travailler avec le sérieux d'un enfant qui s’amuse… au contraire de son
ami Gide, chez qui ce même enfant se trouve aux prises avec un pasteur
qui l'ennuie (Gide lui-même dixit).
Au lendemain de sa réception, envoyant à des amis une photo de
lui en grande tenue d'académicien, il la commente ainsi : « La photo
ci-incluse vous offre un diplomate ou un préfet dont il ne faut vous
alarmer. C'est l'effigie d'un costume. La tête n'a aucune importance…
comme il sied… »
Et à Gide, il dit "nous sommes, toi et moi, devenus des objets
publics", sous-entendant que d'une telle situation ils doivent tous
deux, nolens volens, prendre leur parti.
A un autre correspondant, il confie que « causant ici, causant
de là, avec les puissants, les maréchaux, les auteurs, les dames et la
politique, je me fais l'effet d'un de ces personnages de Voltaire qui
visitaient Paris délégués par Dieu, et lui devant un rapport sur les
choses de ce monde. »

A l'occasion des conférences prononcées en ces années 30 aux
quatre coins de l'Europe, Valéry eut le loisir de renouer avec les
thèmes qui auraient nourri, dans les années de sa jeune maturité, sa
réflexion et fourni la teneur de ses premiers travaux publiés.
Une conquête méthodique, La Crise de l'Esprit,
avaient fait connaître alors la fermeté d'un style déjà souverain, la
lucidité d'analyse, à un public restreint mais de choix.
C'est sous le signe de L'Européen (conférence donnée à
Zurich le 15 novembre 1922) que se trouvent maintenant groupés les
divers textes dont on retrouve la substance dans Regards sur le Monde
actuel (Pléiade, o.c. I, p. 971 sq. et II, p. 913 sq.)
Le mouvement central qui les soutient tous est gouverné par un
seul souci, celui de révéler à l'Europe ses valeurs véritables, lui
permettre de rester ce qu'elle paraît "c'est-à-dire la partie précieuse
de l'Univers, la perle de la sphère, le cerveau d'un vaste corps". C'est
dire assez l'actualité de tels propos. Et leur excellence.
On verra, au plan de l'action, Valéry participer auprès de la
Société des Nations à une Commission de l'Institut de Coopération
Intellectuelle et fonder, dans le même esprit, à Nice, le Centre
Universitaire Méditerranéen, dont il fut nommé administrateur le 31
juillet 1933, alors même qu'il allait être appelé à commencer - "à
l'âge, dit-il, où tout nous conseille d'abandonner l'action" - une
carrière toute nouvelle d'enseignant, au Collège de France, chaire de
Poétique : leçon inaugurale le 3 décembre 1937 (à l'entrée, ce soir-là,
on frôla l'émeute). Poste qu'il parviendra à garder, malgré l'opposition
de certains officiels, durant l'Occupation et assurera, en dépit d'une
extrême fatigue, jusqu'aux ultimes leçons de mars 1945.