Paul Amargier

                                           Avec paul Valery rencontre et propos

         

 

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4. Avec Paul Valery: Femmes

5 Avec Paul Valery: L'Académie

6. Avec Paul Valery: Les années noires

 

 
Chapitre 5.  L'Académie

 

A la suite de ces pages, que l'on pourrait titrer, comme l'a fait Marcabru (Figaro Littéraire, 4 déc. 2003) :

          "Valéry, son Chemin des Dames", et qu'il fallait bien rappeler, se profile pour lui, à l’horizon, dans les années 1925-26, la Coupole.

 

          L'Académie Française ne pouvait en effet rester insensible longtemps à l'aura qui ne cessait de grandir autour de la figure de celui qui, grâce à elle, allait devenir, comme il le dira lui-même avec humour, dans une lettre à son ami Gide : "le Bossuet de la Troisième République" (Corresp. p. 513), à cette heure même où le Bœuf montait sur le toit, ce qui faisait dire à une de ces charmantes dames, de je ne sais quel salon, de quelle rive, que, lui, c'était "le Bluff sur le moi"…

 

          Toujours est-il que magistralement "drivé" pour emprunter au turf son vocabulaire, par son ami l'abbé Brémond (ainsi que je l'ai narré dans mon "Connaissez-vous l'abbé Bremond ?"), après avoir été fait, le 15 août 1923, chevalier de la Légion d'Honneur, il se laissa convaincre de partir à l'assaut d'un fauteuil, ce fut celui d'Anatole France, disparu en 1924. Conseillé par le Maréchal Foch qui lui suggéra une tactique de la dernière heure : "Vous foncerez entre les deux Bérard", eux aussi candidats au même fauteuil, il fut élu, le jeudi 19 novembre 1925.

 

          Dans une des lettres à quelques-uns (p. 155), Valéry adresse ses remerciements à Henri Lavedan, qui lui avait apporté dans cette affaire tout son appui :

 

          « Jeudi, il m'a fallu travailler jusqu'à 2 heures et demie - épreuves très urgentes.

 

          A deux heures et demie, vague, mélancolique, et considérant une partie nulle, je suis descendu à pied vers la Seine. Sur le quai, entre Chambre et Légion d'Honneur, je me suis vu saisi par un bras nerveux. C'était Boylesve et l'heureux succès.

 

          Savez-vous que Foch a été admirable pour moi - et, en vérité, je ne puis deviner quelle cause m'en a fait un si chaud et si honorable soutien ? Il a repoussé les attaques de Bourget et de Mgr Baudrillart, et voté tout le temps pour votre serviteur…

 

          Je vous prie de mettre aux pieds de Madame Lavedan mes remerciements et mes hommages très respectueux. Quant à vous, mon cher ami et confrère, vous pensez bien ce que je pense en vous serrant les mains. »

          On est heureux de voir le sympathique Boylesve traverser la scène en porteur de l'heureux message.

 

          Une fois l'élection acquise, il allait falloir penser à la composition du Remerciement académique à prononcer sous la Coupole, à savoir l'éloge obligatoire de son prédécesseur au 38ème fauteuil - Anatole France -, celui de Malesherbes, Thiers, Ferdinand de Lesseps.

 

          Tâche qui fut, on le sait, particulièrement pénible à notre homme. Le journal de l'abbé Mugnier en porte trace :

 

          « 23 mars 1927.

             Visite de Catherine Pozzi. Elle m'a raconté sa liaison avec Paul Valéry (depuis 7 ans). Elle avait épousé Bourdet, l'auteur de La Prisonnière (184). Entente intellectuelle absolue entre Paul Valéry et elle. Elle a eu l'idée de s'ouvrir à Mme Valéry, croyant trouver en elle une alliée. Favorable au premier moment, celle-ci est devenue une furie, ne voulant plus qu'ils se voient, etc. Valéry mécontent de la démarche de C. Pozzi ; on s'est séparé, puis retrouvé et cela marche comme avant, mais il faut se voir en cachette. J'ai cru comprendre que Mme Pozzi désirerait qu'à l'occasion je puisse intervenir auprès de la femme de Valéry.

 

          27 mars

             Rencontré Paul Valéry que son discours à faire sur Anatole France embarrasse  beaucoup. Il ne sait que dire. »

 

          C'est seulement le jeudi 23 juin 1927 que Valéry vint, enfin, quai Conti, presque deux ans après son élection, prendre séance.

 

          Maurice Martin-du-Gard, dans ses Mémorables (II, 241) relate l'événement, car c'en fut un. Il montre le récipiendaire, l'index sur les lèvres, creusé par l'attente, proche parent de Ramsès, sous la lumière verte que laisse filtrer, sur son visage, la Coupole. Et de poursuivre :

 

          « L'Académie, c'est une Eglise, une sorte d'esprit saint, qui maintient par ses prêtres, quelquefois malgré certains d'entre eux ou à leur insu, nos traditions d'excellence : précision, discipline, sensibilité par surcroît. Et que signifie ce nom de Valéry si ce n'est un grand air de sobriété française, une perfection qui se perd, une réaction, dont les sots croient se venger en la prétendant très obscure, contre un phénomène littéraire incarné par Claudel, Anna de Noailles : une apologétique de l'irrationnel, du vague, du hasard, de l'incontrôlé, qui répugne à notre race, bien que celle-ci la favorise une ou deux fois par siècle, à des intervalles prévisibles, pour s'en déprendre avec autant de promptitude. Paul Valéry se refuse aux délices de la facilité ; il n'est pas de ces déchaînés qui ignorent la concentration, jettent leurs images au vent et jouent leur chance sur les mots dont les comble l'orage. Valéry, ou le martyre de la résistance au facile. En outre, le plus aimable des athées.

 

          Anatole France est un prédécesseur illustre ; il ne le désignera jamais par son nom, seule fantaisie que se permettra sa harangue, sans beaucoup scandaliser, enfantillage pour les uns qui s'attendaient à pire, pour les autres, chef-d'œuvre de l'astuce. France travailla sur des mots, et le plus heureusement du monde, Valéry, lui, met en jeu tout le composé humain.

 

          Il se lève pour son Remerciement. Il parle. Il ne parle pas bien, il trébuche, bredouille comme pour en finir au plus vite, mais ce qu'il exprime dans une langue admirable que l'ésotérisme mallarméen n'est point parvenu à corrompre, paraît d'autant plus limpide que l'auditoire se préparait à faire effort pour la suivre. Valéry fait l'éloge du scepticisme. Un sceptique enterré par un athée, l'un dit : "Je ne sais pas ce que je sais", et l'autre : "Je sais que je ne puis savoir." Il tire encore bien d'autres leçons. Et j'aperçois à ce discours, qu'on dirait d'un dix-septième siècle renaissant, que Valéry s'insère dans la haute tradition académique, que cette prose est destinée à ces grands éloges, et que, pour sa gloire, jusqu'à un âge auquel sa poésie seule risquait de ne pas atteindre, il s'y fixe ; ainsi Fontenelle. Dix minutes d'applaudissements, la chose est insolite, et même un peu plus que cela ; M. Doumic, au bureau, qui resta de glace au long du Remerciement, oppose un silence triste à ce bonheur délirant.

 

          Enfin Gabriel Hanotaux peut prendre la parole pour recevoir Valéry et comme il ouvre la bouche, Vandérem déplie aussitôt Paris-Sport, ce qui n'est pas d'un goût parfait. Pour le physique, M. Hanotaux a quelque chose d'un professeur et on ne s'étonne pas qu'il veuille expliquer les vers d'un poète. Il les cite avec emphase, les mains en l'air, bien qu'il ne soit plus ministre depuis quarante ans. Il se balance à son sujet, et si mollement que son discours paraît vite interminable. Sa voix rocailleuse est sans agrément. Il fait quelques plaisanteries, quelques lapsus aussi : "Vous étiez, Monsieur au collège un évêque…" Valéry, détendu, après l'émotion de son entrée et la fatigue de la lecture, sourit, mais pas plus que nous, quand soudain nous parvient : "Vous avez entendu le chant des sirènes." M. Hanotaux les a entendues, il ne permet pas qu'on en doute ; il est heureux. M. Hanotaux a travaillé à la République de Ferry, l'Empire lui doit de son étendue, mais rien ne pouvait autant lui plaire que d'achever au service de la poésie une grande et si longue carrière. Un des promoteurs les plus actifs de la candidature de Valéry, cette journée, son triomphe personnel, il en sort gai, tout rajeuni.

 

          Valéry sur son habit vert jette un pardessus droit et noir de demi-saison, et dans la grande cour de l'Institut, se laisse photographier plusieurs fois, avec simplicité, pour les agences qui, à une heure, l'avaient manqué, la main gauche gantée de blanc, serrant, non sans plaisir, le fourreau de son épée. Il avait une folle envie de fumer pendant la réception, et le dit, comme cela, fort gentiment, à quelqu'un qui était venu de très loin pour recueillir un propos sublime ; sous le porche, Valéry lui montra le Louvre, la Seine, l'été, puis il partit à la recherche de sa famille qui l'attendait, prit quelques mains encore au passage, et son bicorne disparut dans une foule qui ne voulait pas s'en aller comme si la fête n'était pas finie. »

 

 

          Désormais, revêtu de l'habit vert, Valéry, non seulement "Bossuet de la IIIème République" - c'est sous la statue de l'Aigle de Meaux qu'il lui revint de lire son discours de réception - mais encore, tacitement reconnu par tous, comme l'ambassadeur de la culture française, durant les dix-huit années qu'il lui restait à vivre ; malgré la fatigue, il allait parcourir l'Europe, allant, de capitale en capitale, semer le grain de sa parole. Sans se prendre pour autant au sérieux, lui qui eut toujours le privilège, en toutes circonstances, de travailler avec le sérieux d'un enfant qui s’amuse… au contraire de son ami Gide, chez qui ce même enfant se trouve aux prises avec un pasteur qui l'ennuie (Gide lui-même dixit).

 

          Au lendemain de sa réception, envoyant à des amis une photo de lui en grande tenue d'académicien, il la commente ainsi : « La photo ci-incluse vous offre un diplomate ou un préfet dont il ne faut vous alarmer. C'est l'effigie d'un costume. La tête n'a aucune importance… comme il sied… »

 

          Et à Gide, il dit "nous sommes, toi et moi, devenus des objets publics", sous-entendant que d'une telle situation ils doivent tous deux, nolens volens, prendre leur parti.

 

          A un autre correspondant, il confie que « causant ici, causant de là, avec les puissants, les maréchaux, les auteurs, les dames et la politique, je me fais l'effet d'un de ces personnages de Voltaire qui visitaient Paris délégués par Dieu, et lui devant un rapport sur les choses de ce monde. »

 

 

          A l'occasion des conférences prononcées en ces années 30 aux quatre coins de l'Europe, Valéry eut le loisir de renouer avec les thèmes qui auraient nourri, dans les années de sa jeune maturité, sa réflexion et fourni la teneur de ses premiers travaux publiés.

 

          Une conquête méthodique, La Crise de l'Esprit, avaient fait connaître alors la fermeté d'un style déjà souverain, la lucidité d'analyse, à un public restreint mais de choix.

 

          C'est sous le signe de L'Européen (conférence donnée à Zurich le 15 novembre 1922) que se trouvent maintenant groupés les divers textes dont on retrouve la substance dans Regards sur le Monde actuel (Pléiade, o.c. I, p. 971 sq. et II, p. 913 sq.)                      

                                                                                                

          Le mouvement central qui les soutient tous est gouverné par un seul souci, celui de révéler à l'Europe ses valeurs véritables, lui permettre de rester ce qu'elle paraît "c'est-à-dire la partie précieuse de l'Univers, la perle de la sphère, le cerveau d'un vaste corps". C'est dire assez l'actualité de tels propos. Et leur excellence.

 

          On verra, au plan de l'action, Valéry participer auprès de la Société des Nations à une Commission de l'Institut de Coopération Intellectuelle et fonder, dans le même esprit, à Nice, le Centre Universitaire Méditerranéen, dont il fut nommé administrateur le 31 juillet 1933, alors même qu'il allait être appelé à commencer - "à l'âge, dit-il, où tout nous conseille d'abandonner l'action" - une carrière toute nouvelle d'enseignant, au Collège de France, chaire de Poétique : leçon inaugurale le 3 décembre 1937 (à l'entrée, ce soir-là, on frôla l'émeute). Poste qu'il parviendra à garder, malgré l'opposition de certains officiels, durant l'Occupation et assurera, en dépit d'une extrême fatigue, jusqu'aux ultimes leçons de mars 1945.

 

 

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