Valery Larbaud n’a signé qu’un seul roman,
relativement bref. Mais quel roman ! Fermina Marquez.
Je ne pense pas que puisse exister un seul
lecteur capable de résister au charme que dégagent ces pages. Comme tous
les chefs-d’œuvre, celui-ci défie l’analyse. Le relire offre l’occasion
renouvelée de succomber, une fois encore, à la séduction qu’il dégage,
depuis l’ouverture : « Le reflet de la porte vitrée du parloir passa
brusquement sur le sable de la cour, à nos pieds, Santos leva la tête et
dit : "Des jeunes filles…" », jusqu’aux dernières lignes : « Que
manque-t-il encore à cet état des lieux ? Ah ! oui : au mur de la cour
d’honneur, la plaque de marbre où étaient inscrits les noms des
ELEVES MORTS POUR LA PATRIE ET POUR LES AUTELS
est fendue. »
Entre ce début et cette fin, l’art
souverain de l’auteur déroule les anneaux d’une prose apte à subjuguer
notre attention médusée.
Bien que la figure de celle qui donne son
titre au roman demeure, dans la mémoire du lecteur, impérissable, avec
« sa démarche, assurée, cadencée, qui montrait que cette créature
éblouissante avait conscience d’orner le monde où elle marchait », elle,
au parfum indéfinissable, n’est cependant point le personnage central du
livre. Ce dernier apparaît au chapitre huitième, et c’est Joanny Léniot,
qui vient donner tout son poids à l’œuvre.
A son héros, Valery Larbaud prête en effet
bien des traits, qui furent les siens au temps du collège
Sainte-Barbe-des-Champs, rebaptisé ici Saint-Augustin. Roger Judrin, dans
sa contribution à l’hommage de la Nouvelle N.R.F. (septembre 1957, n° 57,
p. 501) a bien perçu la chose et l’a heureusement exprimé :
« Valery
Larbaud a mis sa fièvre dans Léniot. Non seulement Saint-Augustin est
l’image de Sainte-Barbe-des-Champs jusque dans les arbres mutilés, dans le
concierge et dans l’aumônier, nous savons aussi que Fermina s’appelait
Mercédès, et qu’elle était chilienne, sinon colombienne. Mme Bosque de
Flores, dont Larbaud s’éprit en secret, à Madrid, l’an 1906, avait pour
prénom Fermina. L’imitation intérieure est plus éclatante encore. La
gravité studieuse de Léniot et l’application qu’il apporte à exceller
furent la grande affaire de Larbaud. On ne permet pas à Léniot les jeux de
plein air ; Larbaud, de qui la taille se gâtait, s’asseyait à un banc
particulier. Les vers de Tyrtée que traduit Léniot sont une anecdote
singulière du lycée de Moulins. L’admiration de Léniot pour les Romains de
la décadence se retrouve dans les chars que traînaient des autruches, dans
le bouilli d’hippopotame, dans les incendies que regardait Héliogabale au
travers d’une émeraude, dans les empereurs étranglés aux latrines, lorsque
Larbaud était féru de Gordien III. « J’avais à peine vingt-deux ans ; une
femme, je ne sais plus comment, s’était fourvoyée dans ma vie. » Est-ce
Léniot qui a dit cela ou Larbaud qui l’a écrit ? Cette éducation qui fit
de Larbaud un citoyen incomparable de l’Europe, lui donnant une plume
espagnole et surtout anglaise, parfois latine ou italienne, cette note de
dix-huit, en grec, à la licence, cette érudition rafraîchie de voyages,
les cahots d’une poésie qui se met à la fenêtre dans une rue d’Alicante ou
de Saint-Pétersbourg, ne sont-ce pas les fruits d’un Léniot qui se fût
accompli ? »

Valery Larbaud achève la rédaction de
Fermina Marquez en 1909, l’ouvrage sortira des presses en 1911,
après que la N.R.F. en ait publié dès mars 1910 un lot de bonnes feuilles.
Au centre de l’œuvre, les chapitres XI-XV
nous invitent à un commentaire que la chronologie, par ailleurs, impose.
Ces pages centrales appellent, en effet, une réflexion sur l’événement
intime qui se trouve à l’origine d’un changement essentiel dans la vie de
Larbaud, son cheminement vers le catholicisme.
Quand il travaille à son roman, de 1906 à
1909, il appartient, depuis sa naissance, à l’église issue de la Réforme,
comme sa mère et sa tante, les sœurs Bureau des Etivaux, toutes deux
arc-boutées à leurs convictions huguenotes, à tel point que Madame Larbaud
Saint-Yorre, ainsi qu’elle aimait signer, ne saura jamais -alors qu’elle
ne mourra qu’en octobre 1930, dans sa 88ème année - que son
fils, vingt ans auparavant, était devenu catholique. Afin de ne point
contrister et sa mère et sa tante, Valery préféra garder à leur endroit un
rigoureux secret sur sa démarche de Noël 1910.
Le professeur Th. Alajouanine, praticien
neurologue, qui soigna, avec un total dévouement, Larbaud, jusqu’à sa
mort, après l’accident d’août 1935, a consacré un ensemble d’études (Valery
Larbaud sous divers visages, Gallimard, 1973) où est abordée, avec
infiniment de tact, la question de l’itinéraire religieux de son patient
et ami.
Le professeur Alajouanine a eu
l’excellente idée de fournir au lecteur, en fac-similé, la photographie de
l’acte passé le samedi 24 décembre 1910, en la chapelle Saint-Joseph de
l’église Notre-Dame de Grâce de Passy, sise 10, rue de l’Annonciation (XVIème
arrondissement), qui atteste que ce jour-là Valery Larbaud « a fait
profession de la Religion Catholique, Apostolique et Romaine ».
Au chapitre
XI de Fermina Marquez (p. 347 de l’édition Pleiade) on peut
lire : « Il la conduisit au dortoir La Pérouse, qui était le sien. En
entrant, elle se signa, à cause du crucifix accroché au mur. Elle avançait
avec précaution, sur le carrelage trop bien ciré. Joanny, en rougissant
sottement (il se serait battu de dépit), lui dit :
« Voici mon
lit. »
Elle se tenait à une certaine distance des
lits, prenant dans son regard tout l’ensemble du dortoir, et nulle place
en particulier. Joanny ajouta :
« Nos lits
sont bien étroits et bien durs. »
Du doigt,
elle désigna le crucifix :
« Songez que
la croix était un lit bien plus étroit et bien plus dur, pour y mourir ! »

Telle est la remarque inopinée qui fait
basculer le propos du livre et met le narrateur sur la voie de confidences
qui apparaissent en transparence.
Valery Larbaud ne s’est pratiquement
jamais exprimé, directement parlant, sur le sujet des motifs qui l’avaient
conduit à cette réconciliation de Noël 1910, à laquelle, jusqu’au dernier
souffle, il demeurera indéfectiblement fidèle. Force nous est donc de
tenter d’en saisir quelques reflets à partir de telle ou telle allusion,
glanée ici ou là, au hasard de son œuvre ou de sa correspondance.
Le dimanche 11 août 1907, par exemple,
dans une lettre à son confident Marcel Ray (Corresp. I. p. 204),
alors qu’il prend quelques jours de vacances, seul, dans le Morvan, il
note : « Que le temps passe vite, même ici ! J’ai raté la messe de ce
matin, pour m’être levé trop tard… ». C’est donc qu’à cette date déjà, il
a choisi de se familiariser avec une pratique par excellence catholique :
la messe du dimanche.
Puis, il y a ce bloc des pages 347-361
(éditions Pleiade) du roman où les propos tournent autour de
préoccupations qui relèvent, ainsi qu’il est précisé, d’une "passion
mystique", par personnages interposés.
C’est que Valery Larbaud, contrairement à
d’autres (Bloy, Claudel, Du Bos), répugne à insister sur le phénomène que
représente sa conversion. Il attendra deux ans pour en faire part à Gide
dans une lettre du 27 mars 1912, concluant d’ailleurs sur ce mot
significatif : « Mais je n’aime pas parler de cela », après qu’il ait tout
de même précisé que les motifs qui l’ont conduit à poser un tel acte, ne
sont pas dus à des influences d’immoralité, ni à des influences de livres
ou de modes, pas plus qu’à des influences d’amis.
C’est donc par un chemin bien personnel,
solitaire, qu’est passé le converti de 1910, durant ces années qui l’ont
conduit à l’acte d’aboutissement final.
Peut-être que, dans le long essai qu’il
consacre dans Ce vice impuni la lecture… Domaine anglais à
Coventry Patmore, où il étudie la conversion du poète anglais, un
paragraphe peut nous éclairer sur son propre cheminement :
« On ne démontre pas la vérité ou la
fausseté du catholicisme comme on fait la preuve d’une opération en
mathématiques, et il est bien rare qu’une conversion soit le résultat d’un
raisonnement. Elle est plutôt l’éclosion d’un sentiment profond, d’un état
d’esprit revenant fréquemment, et enfin envahissant l’âme par degrés. »
(p. 58)
Respectons le secret de quelqu’un qui a
voulu entourer sa démarche de la plus stricte discrétion, tout à fait dans
sa manière. Il n’en demeure pas moins légitime pour nous de nous
interroger, et, personnellement, me paraît avoir joué, dans son cas, un
rôle déterminant, l’attraction exercée, dès le temps du collège
Sainte-Barbe-des-Champs, sur sa sensibilité, son imagination, par la
"romanité".
Dans
Fermina Marquez, page 354, il le dit sans ambages :
« Qu’est-ce que ce nom de tribu barbare
dont on m’affuble : Français ? Je ne suis pas français. Mon catéchisme me
dit que je suis catholique romain… »
Et ces lignes sont écrites, ne l’oublions
pas, au lendemain des lois de séparation de 1905. On a l’impression, qu’à
travers la prise de position énoncée par son personnage, c’est l’auteur
lui-même qui, en quelque sorte, prend date avec son futur, à cette heure
maintenant proche, où il adhèrera à ce catéchisme catholique-romain, à sa
lettre, à son esprit.
A la suite de sa fracassante
revendication, Joanny poursuit en développant, au bénéfice de Fermina, le
goût qui est le sien pour la civilisation latino-romaine (p. 354-355) :
« Ce
n’étaient plus des confidences, maintenant ; c’était un appel passionné.
Il ne doutait pas, dans l’ardeur de son enthousiasme, qu’il n’entraînerait
l’opinion de celle qui l’écoutait.
"Lorsque je regarde l’autel, ce ne sont
pas des cierges allumés, des draps et des fleurs d’or, c’est la majesté
romaine que je vois. Le prêtre, les fidèles, tous sont assemblés là en
qualité de catholiques romains ; autant dire, de Romains, n’est-ce pas ?
La Ville est aux mains des infidèles ; les divinités de l’Empire sont tous
les jours insultées ; et cependant, ceux qui sont dans cette maison se
glorifient d’être appelés Romains. O mânes de Caton, voici les derniers
citoyens !... Là, dans cette maison du Seigneur, j’entends parler encore
la langue de ma vraie patrie : le latin. Car votre castillan, et notre
français, et l’italien encore ne sont que des dialectes issus du latin
parlé, poursuivit Joanny, récitant malgré lui sa grammaire ; ce sont des
langues vulgaires, d’anciens patois de paysans. Un temps viendra, vous
dis-je, où de nouveau on enseignera le latin dans toutes les écoles de l’Empire,
le latin classique, et où tous les vulgaires seront oubliés. Et ce jour
n’est peut-être pas si éloigné qu’on pense…
"Voulez-vous, Mademoiselle, que je vous
dise une chose ? Mais vous ne la répéterez à personne, vous me le
promettez ? Eh bien, j’ai appris, tout seul, à prononcer le latin à peu de
chose près comme les anciens Romains le prononçaient. Il m’a fallu
longtemps. Parce que, d’abord, je ne pouvais pas m’exercer à haute voix ;
dans les collèges français, on prononce le latin d’après certaines règles,
et, si l’on s’écarte de ces règles, les autres élèves rient, et puis les
professeurs n’aiment pas cela. Les Américains, quand ils sont nouveaux
ici, prononcent le latin à l’espagnole ; mais on leur apprend bien vite à
le prononcer à la française. Il ne s’agit pas seulement de certaines
lettres ; il s’agit aussi de la quantité des voyelles. C’est parce que je
l’ai bien apprise que je suis bon en vers latin. Parfois, quand je suis
seul, et surtout pendant les vacances, en me promenant dans la campagne,
je me récite de longs passages de Lucrèce, de Virgile et d’Ovide, en
accentuant les mots à la romaine. Vous ne pouvez pas savoir quel plaisir
c’est pour moi. Il me semble que je parle, dans leur propre langue, à tous
ces grands hommes de l’antiquité, et qu’ils me comprennent ! Par malheur,
il faut que je me surveille attentivement, en récitant les leçons et en
lisant les textes des versions ; je n’ai pas envie qu’on s’aperçoive que
je n’accentue pas comme tout le monde…
"Mademoiselle, je ne vous ennui pas, au
moins ?"
Elle répondit : "Non, vous ne m’ennuyez
pas." Et elle ajouta dans un soupir : "Monsieur Léniot, pourquoi ne
faites-vous pas un meilleur usage des dons que Dieu vous a faits ?" »

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