Paul Amargier

Aspects de Valery Larbaud

 

 

Annexe

accueil

Aspects de Valery Larbaud:

Ouverture

Chap. 1:  Enfance adolescence

Chap 2: vingtième siècle

Chap 3: L'amateur

Chap 4: Un roman

 

 

 

 

 

            Il nous est apparu opportun de reproduire ici le texte d'une lettre adressée par Valery Larbaud à Emmanuel Lochac. Elle appartient au dossier des Lettres d'un retiré, publiées aux éditions de La Table Ronde en 1992 (p. 178 - 183).

            Emmanuel Lochac, né à Kiev en, 1886, décédé à Nice le 10 novembre 1956, est surtout connu pour ses œuvres de poésie (L'Oiseau sur la pyramide, 1924 ; Le Promenoir des éleigies, 1929).

Larbaud a préfacé son recueil Le Secret du Belvédère, 1926.

 

Valbois par Saint-Pourçain-sur-Sioule (Allier).

3 juillet 1930.

 

            Mon cher ami,

            Je trouve enfin assez de loisir pour vous remercier de votre lettre, qui m'a fait un grand plaisir. Cette année, mal commencée pour moi, continue mal. J'ai quitté ma Mère, rétablie, vers le 15 février, mais je n'ai pas osé m'éloigner beaucoup, parce qu'en passant une frontière j'aurais été plus loin des nouvelles, et que j'étais inquiet. J'ai donc rôdé entre Montpellier et Marseille, d'où j'ai été rappelé d'urgence, le 2 mai ; et voici bientôt neuf semaines que je suis immobilisé près de ma Mère qui a eu une rechute sérieuse, et dont l'état de santé ne me permet pas de m'éloigner d'elle. Ainsi donc j'ai renoncé à tout projet de voyages et même de déplacements. Cela modifie beaucoup mes habitudes, et je me sens plus loin de chez moi que je ne l'étais l'an dernier à Rome ou à Parme, puisque je suis obligé de rester ici. Il y a aussi la privation de toute conversation avec mes amis, l'éloignement qui les décourage, les correspondances qui graduellement se ralentissent, cessent enfin parce que "on aurait trop de choses à se dire". Mais le plus pénible, dans ma situation présente, c'est que je manque de loisir. Mon travail et ma correspondance (que pourtant je tâche de ne pas interrompre) en souffrent. Voyez le temps que j'ai laissé passer avant de vous répondre. Et même pour lire je manque de temps. Mais voilà assez de plaintes comme cela, et j'aborde un sujet plus agréable.

            J'avais été déçu en ne voyant rien de vous dans l'avant-dernier Manuscrit autographe ; mais le dernier[1] m'a apporté une ample compensation. Ces poèmes sont de l'excellent Emmanuel Lochac, à la fois ancien et nouveau ; je veux dire qu'on y reconnaît ce ton impossible à confondre avec un autre, et qu'on y trouve pourtant quelque chose d'inattendu, et qui s'ajoute à la richesse déjà "mise de côté".

            Je vois que vous suivez tout droit votre chemin, et qu'aucune force au monde ne pourra tirer de vous autre chose que du Lochac. Et je crois que c'est là le signe le plus certain, et de la vocation, et de la solidité de l'œuvre. - Et ce incapable de faire autre chose, et pourtant à chaque nouveau vers ajouter autre chose à cette masse indivisible.

            Après cela, peu importe l'accueil de la critique et du public. Et je suppose que cet accueil ne vous préoccupe guère. Et peut-être n'avez-vous aucun besoin des encouragements que je souhaite pour vous : quelqu'un qui, de loin en loin, vous fasse voir, par un signe, en passant, qu'il a compris, et qu'il sait qui vous êtes.

            Je suis très content d'avoir écrit, dans Ce vice impuni, la lecture… (excusez-moi si je me cite moi-même) que "en toute époque donnée les meilleurs écrivains ne sont pas les plus connus". Non seulement c'est vrai, et vérifiable dans tous les cas, quelle que soit l'époque que l'historien considère, mais c'est une formule d'exorcisme contre le découragement. Charles-Louis Philippe, un jour que nous causions de ces choses, a exprimé la même idée un peu différemment : "Ce qu'il y a de plus pénible, c'est d'être confondu avec de mauvais écrivains." Il préférait la "conspiration du silence". Il lui était moins désagréable de ne pas trouver son nom dans une énumération d'"écrivains distingués" que de lire quelque chose comme ceci : "Des romanciers de grand talent comme MM. X, Y, Z, Charles-Louis Philippe, etc." Et en effet, quand on considère les livres d'une époque quelconque, on est étonné de penser que pour les contemporains il n'y avait presque pas de différence entre les innombrables illisibles et le tout petit tas des excellents, qui ont survécu. Mais cela, nous pouvons (quelques-uns d'entre nous ; vous, sûrement) le constater aussi pour notre époque. Un livre qui me tombe des mains dès la seconde page, un livre qui est pour moi déjà illisible, je vois avec étonnement que des gens qui ne sont pas des sots ont pu le lire, et qu'ils lui trouvent des qualités, et qu'ils le comparent à de bons livres. Je m'interroge : l'envie ? ou veulent-ils me taquiner ? Mais non, ils sont sincères, et je suis sûr que le livre ne vaut rien et que ceux qui en font cet éloge ne pourront plus le lire dans dix ans (ou même dans deux ans). Mais c'est l'histoire des gens qu'on opposait à Racine. Ils nous paraissent insignifiants à présent, et il nous semble absurde et monstrueux qu'on ait pu même les comparer à Racine.

            Aujourd'hui les cabales ont moins de force, parce que le public est beaucoup plus nombreux. Et c'est grâce à la réclame des éditeurs, à la réclame personnelle (livres dédicacés dans les boutiques) et à la spéculation bibliophilique, qu'il est plus nombreux. Tout le monde se pique d'être lecteur, se croit lecteur. Mais derrière cette masse une élite se reforme, qui est la même, comme nombre et comme qualité, qu'au temps du Symbolisme. Cette élite connaissait Valéry bien avant qu'il eût publié La Jeune Parque, et Gide et Claudel étaient des classiques pour elle bien avant la campagne de Béraud et C°. Les recrues de cette élite, les jeunes, vont dans le même sens, et certainement pour quelques-uns d'entre eux, - que vous ne connaîtrez jamais, - votre droit au titre de Poète est indiscutable, si votre œuvre, dans le détail et dans ses nouveaux développements, l'est encore. Ce sont des gens sur lesquels ni la réclame ni les prix littéraires n'ont aucun pouvoir, et pour qui la biliophilie n'a rien à voir avec la finance. Et je dis qu'ils ne sont pas plus nombreux qu'au temps du Symbolisme et de la grande obscurité de Mallarmé. Ce qui a augmenté, c'est le public de troisième zone, un peu plus lettré et "avancé" que celui de quatrième zone qui, au temps du Symbolisme, mettait Armand Sylvestre et Sully-Prudhomme sur le même rang que Verlaine.

            Je crois cette élite si juste et si libérée de préjugés que même la réclame ne l'éloigne pas d'un bon écrivain. Mais comme la réclame est inutile pour l'atteindre…

            Tout cela, pour en revenir à cette idée qu'il ne faut pas nous inquiéter le moins du monde de l'accueil fait à nos ouvrages. S'ils valent quelque chose, cela se saura toujours, et quelques-uns le savent déjà.

            Au revoir, mon cher ami ; excusez ce long bavardage, un peu confus. Mais surtout ne manquez pas de me donner de vos nouvelles.

 


 

[1] In numéro 27, mai-juin 1930, Frise, poème par Emmanuel Lochac.

 

    

 

 

 

 

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