Paul Amargier

Aspects de Valery Larbaud

 

  Chapitre 3  -  L'AMATEUR
accueil

Aspects de Valery Larbaud:

Ouverture

Chap. 1:  Enfance adolescence

Chap 2: vingtième siècle

Chap 4: Un roman

Annexe

 

 

 

En mai 1924 Valery Larbaud accordait à Frédéric Lefèvre un entretien, publié dans la deuxième série des "Une heure avec…" (Éditions de la N.R.F., p. 203-225), où Larbaud confesse « n’avoir pas songé à publier quoi que ce soit avant vingt-sept ans ». Il en profita pour jalonner le parcours littéraire qui fut le sien au temps de ses premières productions :

A-O. Barnabooth, sur le chantier depuis 1902, fut publié en 1908 (achevé en 1912, le livre parut complet en librairie en 1913).

Fermina Marquez, commencé dès 1906, ne fut achevé qu’en 1909 publié en 1911.

Enfantines, commencé en 1908, fut achevé en 1917 et publié en 18.

Les trois nouvelles d’Amants, Heureux Amants, virent le jour entre 1916 et 1923.

Au terme de cette énumération on ne peut plus précise, l’auteur ajoute : "Je travaille très, très lentement" (p. 208).

 

 

Dans la première édition (de 1911) les exemplaires du Barnabooth, présentés - pour faire penser aux boites de conserve à cette date en usage aux U.S.A. - sous une couverture rose à bordure verte, portaient le titre suivant : Poèmes par un riche amateur.

C’est sous ce label d’amateur que Larbaud faisait son entrée en littérature, dotant son personnage, Archivald-Olson Barnabooth, d’une existence qui, très vite, devait s’avérer mythique.

Dans sa bibliographie, Barnabooth est présenté comme « un charmant jeune homme de vingt-quatre ans à peine, de petite taille, toujours vêtu simplement, assez mince, aux cheveux tirant sur le roux, aux yeux bleus, au teint fort blanc, et qui ne porte ni barbe ni moustache ». Né le 23 août 1883 à Campamento, province d’Arequipa, au moment même où cette province se trouvait disputée par le Chili, le Pérou et la Bolivie, il est, en somme un "sans-patrie", qui s’est fait naturaliser citoyen de l’Etat de New-York.

Il descend d’un Olsson, Finlandais passé en Suède, puis installé comme colon aux Etats-Unis le long de l’Hudson et qui a pris le nom de Barnabooth. Son père, après avoir fait de l’élevage dans le Wyoming, était allé, le pic à la main, travailler dans les mines de Sonora (Mexique), endroit où il s’est établi ensuite comme tenancier d’un "saloon". Ruiné à plusieurs reprises, il a parcouru l’Amérique centrale, puis Cuba, où, en spéculant sur des terrains, il commence une fortune qu’il édifie véritablement au Pérou, de 1865 à 1870. Dix ans plus tard il rencontre à Valparaiso une jeune danseuse de théâtre d’origine australienne ; il l’épouse et l’emmène à Campamento, où, en 1883, elle donne le jour à un fils, le héros du livre. Celui-ci n’a encore que neuf ans, lorsque son père se tue par mégarde en maniant un revolver ; l’année suivante, sa mère se pique le doigt à un couteau empoisonné laissé au fond d’un tiroir, et meurt le lendemain.

Trois ans auparavant, le jeune Barnabooth avait été envoyé en Europe, avec le secrétaire de son père, don Jean Martin. Il a visité le Caucase et la Russie méridionale où son père possédait de grandes propriétés, et été reçu, dans le château de grand-duc de …, ami et obligé de M. Barnabooth père.

Après la mort de ses parents, on l’envoie en pension à New-York : il fait dans cette institution des progrès étonnants, mais il s’en échappe soudainement en janvier 1897, s’embarque pour Hambourg et va vivre chez le grand-duc. » 

De là, Barnabooth va prendre son essor pour partir à la recherche du point de gravitation d’un monde - le monde moderne. Son journal intime qui, achevé en 1912, fera suite aux poèmes (pour donner l’édition complète de l’œuvre), nous rapporte quelques échos de cette prospection conduite à travers l’Europe au gré d’une fantaisie marquée au coin du plus pur "amateurisme".

Il y a là bien des traits qui appartiennent aux propres expériences qui furent le lot de Valery Larbaud, lors de ses périples de jeunesse à travers l’Europe, mais, bien évidemment, transposés et cristallisant autour de la figure - ainsi que nous l’avons vu - du fils Lebaudy, au tragique destin.

L’auteur prête aussi à son personnage ses propres admirations littéraires, de Walt Whitman à Paul Claudel.

A ce dernier, de Peel (Angleterre), où il réside, Valery Larbaud adresse une longue lettre, datée du 22 juin 1911, lui relatant la visite accomplie auprès de l’écrivain anglais G.K. Chesterton :

« Je ne croyais pas que Chesterton s’était peint lui-même dans le personnage principal de son roman allégorique The Man who was Thursday ; c’est pourtant la vérité ; au premier abord, il est repoussant ; son obésité est une réelle infirmité et lui donne l’apparence d’un glouton et d’un crétin. Sa figure ressemble à la fraise la plus grosse et la plus difforme du panier. Les journalistes anglais qui n’ont vu que son ventre et sa masse le comparent au Dr Samuel Johnson ; en réalité, il a le front de Thackeray, mais avec trois couches de graisse superposées. Enfin, au fond de ces bourrelets et de ces cornes, on trouve deux bons yeux bleus intelligents et dès lors tout va bien.

Je suis le seul de ses introducteurs en France qu’il ait encore vu. Il m’a dit qu’il avait trouvé votre traduction admirable, "meilleure que son texte" (il le pensait, il est trop naïf pour faire le modeste). Nous avons fait une promenade en voiture (visite à la première "Maison d’Amis des Quakers", rachetée par eux et restaurée récemment). Sa femme était avec nous. Il parle tout le temps et parle comme il écrit : c’est du G.K.C… tout le temps. Pour parler il lutte contre une sorte d’essoufflement. Mais il rit de tout ce qu’il dit - même quand ce n’est pas tellement drôle,- paraît constamment satisfait de lui-même, et, parfois, comme beaucoup d’hommes de génie, semble complètement idiot et enfantin. Seulement un mot çà et là montre qu’il est allé très loin dans une région qu’on lui croyait inconnue dix secondes auparavant. Il est plus que négligé dans sa tenue. Je suis sûr qu’on l’habille ; et je suis sûr qu’on devrait le faire manger comme un bébé, car, en prenant son thé, il inondait son gilet. Ses cheveux blonds, très longs, paraissent n’être jamais peignés ; il en tombe des allumettes quand il baisse la tête. Il porte constamment une vieille canne à épée et ne résiste pas à en montrer la lame à ses invités.

Il nous a tenus (un jeune prêtre anglican et moi) près d’une demi-heure dans la chambre de bain, avant le thé, pour nous dire de dix façons différentes que tout ce qu’il avait écrit lui paraissait mauvais, que ça ne vivrait pas, que parfois, bien sûr, il avait des mouvements d’enthousiasme où ses ouvrages lui paraissaient vraiment admirables et comparables aux plus grands livres de la littérature anglaise, mais qu’en somme, tout bien considéré et de sang-froid, cela ne valait pas grand-chose.

Je lui ai parlé de vous : je lui ai dit (ce que je pense) que vous êtes les meilleur de nos poètes et comparable seulement aux plus grands des autres nations ; à Cervantès, à Dante et à Shakespeare. Mais il paraissait distrait, et je me demande même s’il a entendu. Il lit le français et les quelques mots qu’il a dits devant moi étaient correctement prononcés ; mais je crois qu’il ne parle français que lorsqu’il y est obligé, en France, où il va dès qu’il peut se donner quelques jours de vacance. En somme j’ai l’impression que c’est un homme resté enfant - comme tous les hommes de génie - ou comme tous les poètes de génie, peut-être ?- et qui ne vit que pour sa pensée et pour l’expression de sa pensée comme un enfant ne vit que pour ses jouets. C’est pourquoi l’expression en est si forte et si belle. Les autres journalistes de Londres l’imitent et tâchent de faire mieux, et croient faire mieux ; mais ils le font en hommes du monde, en hommes qui tiennent compte d’autrui, des bavardages des clubs, d’un fonds commun d’idées, et du ridicule ; toutes choses que G.K. Chesterton ignore complètement. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus naïf, au sens absolu du mot.

Oui, G.K.C… appartient à l’Eglise d’Angleterre, mais il est High Church et comme tous les High Church people, il se dit catholic, et repousse l’épithète de protestant. Il admet la confession, la considère comme indispensable ; prévoit une fusion de l’Eglise d’Angleterre et de l’Eglise romaine, mais ne croit pas qu’il soit nécessaire à un anglican d’abjurer rien pour entrer dans l’Eglise ; il en fait partie. Je n’ai pas eu ces détails de Chesterton lui-même, mais d’une dame que j’ai rencontrée chez lui et qui le connaît bien - et qui est elle-même High Church. La plupart des anglicans sont persuadés qu’ils ne sont pas sortis de l’orthodoxie, et que la succession des évêques-primats n’a pas été interrompue depuis saint Augustin de Cantorbéry. (C’est ce que Coventry Patmore appelle : "Le mensonge dans la main droite".)

Pour moi je suis persuadé qu’il est impossible de modifier les opinions de Chesterton ; il faut attendre le développement de sa pensée. Il fait beaucoup pour la cause de la vérité en faisant douter du sérieux des grandes idées modernes.

Je dois le revoir : il m’a invité à dîner sans fixer de date. Sa femme s’en souviendra pour lui ; et alors je lui porterai un exemplaire de L’Arbre ou de L’Otage.

Il n’écrit jamais de lettre, et je suis persuadé qu’il n’en peut pas écrire et que sa femme et sa secrétaire se chargent de tout le côté matériel de son existence de journaliste et d’écrivain.

Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire de G.K. Chesterton après une première entrevue de trois ou quatre heures. Si jamais je pénètre assez avant dans son amitié, j’aborderai la question religieuse, et vous en parlerai.

Excusez la longueur de cette lettre. Je voulais vous parler de la première version de Tête d’Or !...

Je vous serre affectueusement la main.

Valery Larbaud. »

(Lettre publiée par Michel BULTEAU dans Lettres d’un retiré, La Table Ronde 1992, p. 50-55).

Document qui nous permet de saisir sur le vif la méthode de travail de notre auteur, faite de lectures, de rencontres, enfin d’écriture, nourrie de souvenirs, de réflexions, et de rêves. Le tout placé sous le contrôle de contraintes dues à une stricte discipline de style.

 

 

Parmi les poèmes prêtés au riche amateur, chaque critique, légitimement, fait part de son choix. Pour un tel, c’est Eurode que l’on dit préférer ; pour un autre, c’est Carpe Diem qui remporte la palme ; pour moi, je ne cacherai pas que c’est à Mers-El-Kebir que vont mes faveurs :

« J’aime ce village, où sont les orangers,

Sans se voir, deux jeunes filles se disent leurs amours

Sur deux infiniment plaintives mandolines.

Et j’aime cette auberge, car les servantes, dans la cour,

Chantent dans la douceur du soir cet air si doux

De la "Paloma". Ecoutez la paloma qui bat de l’aile…

Désir de mon village à moi, si loin ; nostalgie

Des antipodes, de la grande avenue des volcans immenses ;

O larmes qui montez, lavez tous mes péchés !

Je suis la paloma meurtrie, je suis les orangers,

Et je suis cet instant qui passe et le soir africain ;

Mon âme et les voix unies des mandolines. »

Oui, écoutons le chant de la paloma meurtrie - elle pleure, en ce lieu, les jeunes morts d’un triste jour de juillet 1940…

 

 

L’une des particularités de l’Art poétique propre à Valery Larbaud réside dans l’aisance avec laquelle il associe souvenirs, sensations et sait procéder par analogie.

Bernard Delvaille, disparu en avril 2006, dans son Essai, paru en 1963 chez Seghers, dans la collection "Poètes d’aujourd’hui", n°100, caractérise parfaitement (p. 40) la manière de Valery Larbaud :

« Ainsi, tant de livres et de paysages, tant de lectures et tant de voyages ont donné ces Poésies d’A.O. Barnabooth qui ne sont plus que l’expression d’une âme délicate et d’un esprit sensible à toutes les finesses, ces poèmes qui, quelques années avant Cendrars, faisaient surgir les trains et les paquebots, les valises de cuir et le caloric-punch dans la poésie française.

Le poème qui termine le Journal d’A.O. Barnabooth, Epilogue, fut écrit à Londres en 1913. A lui seul, il condense six ou sept souvenirs, définitivement assimilés et liés les uns aux autres. Larbaud se révèle ici le précurseur de la prose de Crevel, par cette aptitude à exprimer sensations et paysages, en sautant les idées intermédiaires comme le conseillait Montesquieu, et en juxtaposant chaque vision. Souvenirs du tramway de King’s Way, du jardin de Warwick ; du voyage de Côme à Bâle, de Platon, du port de Liverpool et d’un vers de Dante.

C’est par un procédé du même esprit que Larbaud écrira plus tard un poème de seize vers Pour le jazz-band de l’Hôtel Excelsior. Il nous révèle la source de chaque vers : la poésie française du XVIème siècle, l’époque symboliste, Properce, les Marinistes, la devise de l’Université d’Oxford (Dominus illuminatio mea), Dante, Scève, Desportes, Emmanuel Lochac, son ami. »

Et, p. 152, Bernard Delvaille de conclure :

« Dans toutes les capitales d’Europe, les aubes sont les mêmes, et le vent à l’angle des rues. Il a marché dans toutes ces rues, y promenant sa tristesse ou son bonheur d’un instant. Il savait que les choses continuent sans nous. Il souhaitait que, plus tard, un lecteur lettré inscrive son nom près de celui d’Antoine de Nervèze, comme celui d’un petit précieux du début du XXème siècle. Mais Jean Prévost écrivit de lui : « Il est le Montaigne de la jeunesse. »

Il nous fit aussi cette prière :

Lorsque je serai mort depuis plusieurs années,

Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,

Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas changées)

Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !

Sur le front de quelqu’un qui chantonne en voiture

Au long de Brompton Road, Marylebone ou Holborn,

Et regarde en songeant à la littérature

Les hauts monuments noirs dans l’air épais et jaune.

Oui, puissé-je être la pensée obscure et douce

Qu’on porte avec secret dans le bruit des cités,

Le repos d’un instant dans le vent qui nous pousse,

Enfants perdus parmi la foire aux vanités ;

Et qu’on mette à mes débuts dans l’éternité,

L’ornement simple, à la Toussaint, d’un peu de mousse. »

 

 

 

 

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