"J'ai beau songer longuement à Valery
Larbaud, il ne me vient en tête que des noms de mérites et de vertus : la
noblesse, la générosité, le recueillement, le dévouement aux lettres,
l'inflexible bon goût. Et, si je songe à son œuvre, quelle exquise
distribution des ombres et des reflets, des tons clairs et des tons
assourdis, quelle science de la limpidité et du dépouillement."
C'est en ces termes que Jean Paulhan
rendait hommage à l'auteur de Fermina Marquez, au lendemain de sa
disparition, survenue le 2 février 1957.
Il est vrai, hélas, que Valery Larbaud, à
cette date, était, depuis vingt-deux ans déjà, entré dans un état de
définitif silence, par suite d'une attaque inexorable qui l'avait frappé,
en août 1935, d'hémiplégie, à l'âge de 54 ans, accompagnée d'aphasie ; au
point qu'il en était arrivé à ne plus pouvoir que balbutier une seule
phrase, toujours la même : "Bonsoir les choses d'ici-bas"…
Face à un destin aussi tragique, on
comprend la noble réaction du confrère de Larbaud en poésie, Saint-John
Perse, quand il écrit :
« Larbaud, ou l'honneur littéraire…
Il fut homme
de langage, respectueux de l'écrit et de tout ce qu'il consacre de la
personne humaine, de l'aventure humaine elle-même. Il a cru au bienfait, à
la puissance occulte du langage, et le langage fut pour lui d'éminente
souveraineté, étant pour lui l'instance la plus haute et la plus haute
collusion, l'intercession suprême et la suprême médiation. Il a tenu sa
foi jurée dans la parole et dans l'écrit, engagé là tout son honneur et
tout son bien. A la parole instigatrice, initiatrice et créatrice, à la
parole révélatrice autant qu'éducatrice, il demandait assistance et
libération.
Et celui-là, de son vivant, fut dessaisi
de la parole : relevé du serment et comme "désobligé", au sens propre du
mot… Privé du pouvoir de l'écrit, celui qui s'honorait le plus de
gratitude envers l'écrit ! privé du mot, de la syntaxe et de
l'articulation, celui pour qui l'enchaînement d'écrire fut aussi bien
enchaînement de vivre et de connaître !
Tragique d'une telle destinée : l'homme de
langage atteint au siège même du langage… Foudroyé, frappé là d'interdit,
celui qui tint à sainteté l'office même du langage !...
L'antiquité mythique se complaisait au
symbolisme de tels drames. Notre âge moderne se soucierait-il encore
d'interpréter toute l'allusive, toute l'exemplaire cruauté d'une telle
fatalité ?
Larbaud, mourant, s'il avait pu se faire
encore entendre, ce n'est pas à quelque Prince ni Puissant de ce monde,
protecteur de belles-lettres, mais à Sa Sainteté même le Langage, son
honorable Garant de jadis, qu'il eût voulu encore rendre honneur - comme
Cervantes dictant pour le Comte de Lemos la dédicace de son Persiles y
Sigismunda :
Le pied déjà à l'étrier,
Voyageur aux gorges de la Mort,
Vers votre Haute Seigneurie j'élève mon
hommage…
Larbaud s'éloigne dans le siècle… Son
œuvre a commencé de témoigner pour lui.
Ah! qu'il fut homme d'honneur, envers sa
langue, envers son œuvre, et toute la lignée française où il prenait, si
simplement, son rang! »
(Hommage à Valery LARBAUD,
La Nouvelle N.R.F.,
n°57, Sept.1957, p.400).
Il était opportun de méditer cette page de
l'un des pairs, parmi les plus éminents, de Valery Larbaud, au moment
d'aborder l'étude de son œuvre et de sa vie.
C'est lui-même qui, dans "ce vice
impuni…", p. 257, plaide en faveur de l'attention particulière à
apporter aux données biographiques, telles qu'études, lectures, voyages,
qui doivent permettre au critique de mieux comprendre comment l'œuvre put
s'élaborer. "La biographie, conclue-t-il, doit être au service de
l'histoire littéraire", nous en sommes bien d'accord.
Or, dans ce
domaine des lointaines préparations, les années les importantes sont, trop
souvent, les moins bien connues. Raison de plus pour ne point craindre de
s'y attarder, car - toujours selon Larbaud - l'adolescent est le père de
l'homme. Et, dans son cas, plus que dans tout autre.
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