Paul Amargier

Jean Paulhan qui êtes vous?  

 

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Jean Paulhan Qui êtes-vous?

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Sitôt la guerre de 39 déclarée, la maison Gallimard, avec armes et bagages, se trouva transportée à Mirande, par Sartilly, dans la Manche, bourg normand, d'où, le 7 octobre 39, Paulhan écrivait à Roger Caillois, en résidence à Buenos-Aires : « En s'appuyant à l'arbre n° 7 de la haie, l'on distingue fort clairement le mont Saint-Michel. Revue comme édition continuent : la revue avec quelques jours de retard. Le seul auteur fortement blessé par la censure a été jusqu'ici Pourrat, que l'on ne savait pas si dangereux… »

            Après les mois de la drôle de guerre, ce sera le désastre que l'on sait. La tribu Gallimard, une quinzaine de personnes, dirigera alors ses pas vers Carcassonne où l'accueille Joë B

ousquet. Là, Paulhan signe le bon à tirer du dernier numéro de la revue publié sous sa responsabilité, paru le 1er juin 1940.

            Drieu la Rochelle, prenant la direction de la revue, la fera reparaître en décembre 1940, l'engageant dans les voies de la collaboration.

            Marcel Arland, dans un essai consacré à Drieu la Rochelle (Nouvelle N.R.F., n° 14, février 1954) raconte comment les choses se passèrent.

            Notons, en ce qui concerne Marcel Arland, - qui, depuis plusieurs années déjà était le bras droit de Paulhan à la tête de la revue - que ce n'est qu'à la fin de l'année 42 qu'il se retira du sommaire de la revue. Ecoutons son témoignage :

            « Vers la fin d'octobre ou le début de novembre 1940, je reçus un mot de Drieu, qui souhaitait une rencontre "pour parler de la N.R.F. - et du reste". Je ne l'avais pas vu depuis une quinzaine de mois. Nous déjeunâmes ensemble - déjeuner maussade, lourd de gêne et d'abord de silence. Brusquement il m'annonça qu'il allait reprendre la revue. Je lui dis qu'il n'en avait pas le droit ; je lui demandai de réfléchir. Réfléchir ? Il avait tout pesé : la revue ne pouvait reparaître sous la direction de Paulhan ; mais il était souhaitable qu'elle affirmât dans la défaite la permanence des Lettres françaises ; Gide lui-même le reconnaissait, et Valéry, Alain, beaucoup d'autres encore… A condition, certes, qu'elle parût sans pression et fût une pure revue de Lettres ; mais c'est bien ce qu'espérait, ce qu'exigeait Drieu.

            Premier mécompte : quelques jours plus tard, alors que le numéro de rentrée n'avait pas encore paru : "Si la pression se prolonge, m'écrivait Drieu, nous ne ferons pas le numéro deux." Mais il ajoutait : "J'ai formellement déclaré que je ne tolèrerai aucune intrusion d'aucune sorte dans la maison d'édition - ne voulant en tolérer aucune indirecte sur la revue. On m'a assuré qu'il n'en était pas question. Il n'en sera jamais question…" Et, le 27 novembre : "Après des hauts et bas bien écœurants, la revue va paraître, le 5 décembre, je crois. Aucune pression ne s'est réalisée ni sur la revue ni sur la maison d'édition, qui va rouvrir toute grande. Dans ces conditions, je puis vous demander et vous pouvez me donner de votre champ."

            A reprendre ces propos et relire ces lettres, je les trouve tout ensemble sincères et ambigus. » (p. 279)

            Ambiguïté relève ici de l'euphémisme. Paulhan opta, lui, pour l'autre voie, celle de la Résistance à l'occupant, dès 40. A jean Guéhenno, le 26 juillet 40, Paulhan écrit : « Gide ici avant-hier, s'avoue épaté par Hitler. Croit à la défaite de l'Angleterre. Pas moi…

            Peut-il y avoir des révolutions sans révolutionnaires ? C'est tout le problème de la nouvelle Constitution [celle de l'Etat Français]. Pas si simple que le croit le Cardinal P (étain), je le crains. »

            D'entrée, on le voit, Paulhan a choisi son camp, ainsi que Jean Grenier le révèle dans son Journal sous l'occupation (p. 152) : « L'été qui suivit la défaite, Jean Paulhan et Gaston Gallimard demeurèrent dans la maison de campagne de Joë Bousquet, près de Carcassonne. Jean Schlumberger, André Gide et Julien Benda y passèrent aussi. Paulhan n'admettait pas l'armistice. Il écrivait à tous ses amis, sans crainte de la censure, qu'un tel armistice était déshonorant (on sait que la France s'était engagée peu auparavant, par la signature de Paul Reynaud, à ne pas conclure de paix séparée). Il pensait que le cardinal P., comme il l'appelait, ne pourrait rien faire de bon pour le relèvement de la France et il terminait ses lettres par "Vive l'Angleterre". On n'aurait pas cru trouver des convictions aussi fermes chez quelqu'un que tout le monde prenait pour un dilettante et un mandarin. »

            En septembre 40, avec son épouse Germaine, atteinte de la maladie de Parkinson, Paulhan revint vivre à Paris, rue des Arênes. C'est chez lui que s'imprimera le journal Résistance et que se réuniront les membres du réseau "Musée de l'Homme".

            En mai 41, ce réseau sera décapité et Paulhan arrêté par la Gestapo. Incarcéré à la Santé, il en sortira à la suite des démarches entreprises par Drieu la Rochelle auprès de ses amis allemands. A la suite de quoi, Paulhan fut l'objet de la plus étroite surveillance de la part des autorités d'occupation. Malgré cette contrainte, il animera, avec Politzer, Guéhenno et le dominicain Maydieu, La Pensée Libre. Aussi, Jacques Decour, qui sera arrêté, torturé et exécuté le 30 mai 42. Paulhan lui consacra un texte d'hommage, repris dans o.c. - Tchou, t. IV, p. 282-288.

            Dénoncé plus tard par l'épouse de son ami Jouhandeau, la sulfureuse Elise, comme "juif", Paulhan devra à un avertissement clandestin de l'officier allemand Gérard Heller, d'échapper à ses sbires en s'enfuyant par les toits de son immeuble de la rue des Arênes.

            Commence alors, pour lui, une période de clandestinité absolue, réfugié chez un militant d'Action Française, qui l'héberge 17, rue Marbeau, dans le 16ème arrondissement, Georges Batault. Dans ce refuge, il rédige ou recompose des textes, qui réunis formeront le recueil intitulé Les Causes célèbres (coll. L'Imaginaire, n° 395, avec une préface d'Yvon Belaval). Notons, qu'avec Jacques Decour, Paulhan avait entre temps fondé Les Lettres françaises, dont le premier numéro non clandestin sortira des presses au lendemain de la libération de Paris. Ce numéro porte à la connaissance des lecteurs une liste noire édictée par le Comité National des Ecrivains, le C.N.E.

            Lors d'une réunion du comité directeur, en octobre 44, Paulhan proteste véhémentement contre la proposition avancée par le poète Paul Eluard qui demande des mesures contre les intellectuels ayant participé aux fameux voyages de Weimar. Après quoi, il présente sa démission et ce sera le début d'une campagne de presse acharnée contre lui, menée essentiellement dans les colonnes du journal qu'il a lui-même fondé, les Lettres françaises. Un comble !

            Durant ces années 45-53 qui, pour Paulhan, représente une sorte de traversée du désert, le débat avec le Centre National des Ecrivains ne cessera de rebondir. On verra même le Général de Gaulle refuser, personnellement, l'insertion, dans la revue Liberté de l'Esprit, dirigée par Claude Mauriac, de la Lettre, de Paulhan, aux directeurs de la Résistance, tant la querelle était alors vive.

            En 1941, avait été publié Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres (le tome second, annoncé, ne verra jamais le jour). Je me souviens de notre Père Maître des novices, en 42, dans la campagne toulousaine, le noviciat étant en promenade, nous en commentant des pages.

            Jean-Louis Curtis (A la recherche du Temps posthume, Fasquelle, 1957, p. 48-54) a su évoquer avec bonheur le retentissement de cet ouvrage, en même temps que silhouetter son auteur, « ce critique assez subtil pour qu'on ne sût jamais au juste s'il vous aimait dans vos faiblesses et vos manques ou vous blâmait dans vos vertus et vos mérites, rhétoricien assez agile pour enrober dans des apophtegmes aigus comme des énigmes, excitants comme des toniques, insolites comme des paradoxes, les vérités permanentes du bon sens, les classiques évidences d'un Boileau ou d'un Sainte-            Beuve, de sorte qu'ayant écrit un ouvrage où il raillait l'inhibition, la paralysie qui empêche aujourd'hui un si grand nombre d'auteurs de dire avec simplicité le peu qu'ils ont à dire, et qui, par exemple, leur font croire naïvement qu'un "ciel bleu", un "lac tranquille", sont des choses qui ne se peuvent plus nommer, on pensa généralement que ces Fleurs de Tarbes (c'était le titre du libellé) inauguraient dans les Lettres la douloureuse mode des crampes stylistiques, intronisaient le mal même qu'elles dénonçaient - c'est-à-dire une forme particulièrement exquise et torturée de l'impuissance, la Terreur devant le langage - et que l'on prit pour d'inquiétantes orchidées tropicales ces honnêtes pivoines pyrénéennes. Jean Paulhan dut être le premier à sourire de la méprise et n'hésita sans doute pas à l'entretenir, sans égard pour des écrivains doués de plus de zèle que de compétence et qui, égarés par ce texte volontairement ambigu (il est des livres qu'on ne devrait pas laisser entre les mains de certains adultes), ne devaient jamais plus s'en relever. Ainsi, pour ces humbles artisans du Verbe, Les Fleurs de Tarbes furent-elles aussi meurtrières que la drusilla pour les mouches ; et la longue carrière de Jean Paulhan est, malgré lui et sans qu'on puisse à aucun moment le soupçonner d'intentions assassines, jonchée de cadavres. J'ai dit pourtant qu'il n'avait pas d'égards pour les esprits faibles ; il faut entendre plutôt qu'il avait un sentiment assez implacable de la justice pour ne pas craindre quelquefois de rendre encore plus déroutante la confusion des valeurs propre à un autre siècle, afin que seuls les plus aptes survécussent. C'est ainsi qu'un grand nombre de dinosaures littéraires furent condamnés à une lente et inexorable asphyxie et ont fini par disparaître, pour n'avoir pu surmonter les épreuves de l'initiation paulhanienne, méthode de sélection naturelle qui, par les voix traîtresses de la sophistique, tend néanmoins à assurer l'ordre et la salubrité dans les Lettres. J'aimais Jean Paulhan pour son courage, qu'il a si souvent manifesté dans des domaines bien plus périlleux que la Littérature, par exemple la Politique, je l'aimais aussi pour sa bonté, véritablement sans limites, mais qu'il se plaît, par discrétion, à dissimuler sous les faux-semblants de la désinvolture (je l'ai vu un jour traverser un salon pour aller vers un jeune auteur timide, qu'il connaissait à peine et qui ne lui avait jamais rien demandé, et dans un sourire, comme en badinant, dire juste les mots qu'il fallait pour raffermir un peu cette âme habitée par le doute, puis s'éloigner légèrement, sans attendre le merci qui se formait sur des lèvres balbutiantes). Je l'aimais encore pour son goût de l'allusion, de la litote, de l'antiphrase, figure dont le maniement exige des mains délicates, pour sa solidité de magister nîmois et sa grâce ondoyante de chorégraphe parisien (n'a-t-on pas dit qu'il était "notre meilleur maître à danser" ?), pour son humour un peu crispé, souvent biscornu, mais surtout pour un je ne sais quoi d'exotique et de charmant comme une estampe coloniale du XVIIIème siècle, comme un poème de Parny, et qui n'était peut-être que le reflet ineffaçable, en lui, des grandes solitudes du pays hova, hautes terres rouges et mélancoliques où, jeune homme, il avait patiemment récolté les bizarres proverbes de la sagesse madécasse, car ce n'est pas la moindre singularité d'une telle carrière qu'elle ait dû, pour aboutir rue Sébastien-Bottin, s'élancer de Tananarive, conjoignant ainsi, par une parabole quasi mystique, M. Gaston Gallimard et la reine Ranavalo.

            "Tiens", dit-il en s'approchant de moi, "justement je pensais à vous…" Il posait sur moi le regard amusé de ses yeux ronds, aux paupières marbrées de bistre, et qui ne semblaient pas appartenir tout à fait à son masque un peu épais de sénateur gallo-romain, de proconsul de la Gaule narbonnaise, pas plus que ne semblait émaner de son corps trapu l'aérien ténorino d'une voix étrangement flûtée, qui modulait les phrases avec la fluidité et la précision d'un récitatif debussyste. "Tiens", dit-il en arrêtant un homme qui passait près de nous, "justement je voulais vous dire un mot. Avez-vous lu André Theuriet ? Non ? C'est curieux, j'aurais juré que vous l'aviez lu. Eh bien, ça ne fait rien, mais il faudra le lire, il a eu sur vous une influence certaine, par personnes interposées sans doute. Mais oui, mais oui. Ca m'a frappé tout de suite. Tenez, vous écrivez : "M. Un Tel ne devait pas passer la nuit. Il s'éteignit à l'aube sans avoir repris conscience. Le lendemain matin, Mme Une Telle était veuve." Eh bien, c'est du Theuriet tout pur. On a dit que vous écriviez comme Giraudoux. Je ne suis pas d'accord. Moi je dis : Theuriet. Oh ! mais c'est que Theuriet est un auteur considérable. La Maison des deux Barbeaux, La Sœur de lait, ce sont des livres importants. Il faut que vous les lisiez le plus tôt possible." En prononçant ces paroles que l'homme interpellé écoutait sans paraître bien certain s'il fallait les prendre pour une critique voilée ou pour le plus vif éloge qu'il eût jamais reçu, Jean Paulhan inclinait la tête sur l'épaule, avec un air de mansuétude et de bienveillance sur lequel le coin droit de ses lèvres, retroussé comme une impertinente virgule, posait une touche de presque insaisissable ironie. »

 

 

            C'est le 1er janvier 1953, après huit ans d'interruption, que parût le premier numéro de la Nouvelle N.R.F. les textes, signés Paulhan, Arland, ainsi que de leur proche collaboratrice Dominique Aury, font référence aux principes qui, dans le passé, ont présidé aux destinées de la revue. Tradition donc, mais aussi innovation, envisagée dans une perspective d'avenir, que Paulhan va effectivement assurer durant un peu plus de dix années.

            Les réactions, de la part des autres revues, s'avérèrent : impitoyables, tout particulièrement venues de La Table Ronde où Mauriac, dans son "Bloc-Notes" se déchaîne, n'hésitant pas à parler du reste de tendresse (!) qu'il nourrit à l'égard de "la chère vieille dame tondue, dont les cheveux ont mis huit ans à repousser"… le ton, comme on le voit, est donné, féroce.

            Toujours est-il que le trio, Paulhan, Arland, Aury, battant pavillon Gallimard, va, durant les années à venir, faire florès.

            Vialatte ne s'y trompe pas, qui, dès le mois suivant (février 1953), à sa manière, inimitable - et c'est ainsi qu'Alexandre est grand - dans le journal Clairmontois,             La Montagne, embouche les trompettes de la renommée pour annoncer, à ses lecteurs auvergnats, la gloire retrouvée de son ami Paulhan :

            « Jean Paulhan, écrit-il, vient de ressusciter cette Nouvelle Revue Française qu'il dirigeait avant la guerre. C'est un événement littéraire français et même européen. Jean Paulhan est le Pape de nos Lettres…

            La grandeur de Jean Paulhan est d'avoir aimé les causes perdues : la France de septembre 14 et celle de juin 40, le droit bafoué en 45.

            C'est un grand monsieur. On peut l'aimer avec ce que le cœur a de plus chaud et ce que la raison a de plus froid. Ancien traqué de la Gestapo, grand lauréat de la Résistance, il a su se brouiller violemment avec elle, quand il y a vu la justice engagée. Ce qui n'est pas du premier venu ; il est beau de n'être jamais dans le camp du vainqueur, en se référant au dictionnaire, ce qui ne ressemble qu'à lui. Les grandes violences viennent d'ailleurs souvent des esprits plus nuancés ; ce sont eux qui sentent le plus fort que ce n'est pas parce que l'adversaire à tort qu'on a nécessairement raison ; non plus d'ailleurs que parce qu'on a tort l'adversaire peut chanter victoire. Mais nous vivons de ces quiproquos.

            Jean Paulhan aime les souligner dans la vie, dans l'art, dans le langage. Il en est né tous ces petits livres irritants qui vous glissent du poil à gratter entre le cuir et la chemise et qui sont faits à la façon des puzzles. Ils défendent tous la probité intellectuelle, parfois la probité tout court. Jean Paulhan aura eu le souci courageux et même la coquetterie de déplaire. C'est la bonne façon de plaire à peu. Et cependant il a trouvé, guidé, lancé toute une époque, "mangé" une génération qui a voulu enterrer l'emphase et découvrir des îles nouvelles.

            Curieuse chose, à travers tant de critique et de bon sens, la poésie dépasse, on ne sait trop comment, par les images et les sous-titres, comme des bouts de laine derrière une tapisserie. D'autres fois, elle fait corps avec l'œuvre. Ainsi, ces "causes célèbres" ont l'air d'être faites d'une matière glauque où se reflète on ne sait quoi de plus vaste, un au-delà de la chose racontée. L'histoire commence une fois finie. Enfin, dans ses grands plaidoyers, quand il se mêle de la chose publique, par la majesté du sujet, par l'objectivité, le scrupule, le sérieux et par l'envergure du sujet, la rigueur d'un style impeccable, il atteint chaque fois la plus haute éloquence. Entre deux guerres qu'il a faites avec "application", pour employer son expression pudique, il a été dans une grande proportion comme le secrétaire général de la littérature française, il lui a imprimé sa courbe. Il a parlé gravement des choses minuscules et aimablement des grandes choses : on n'est pas un honnête homme à moins. Il n'a jamais sacrifié au public ("celui qui connaît le lecteur, dit Nietzsche, ne fait plus rien que pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs et l'esprit même sentira mauvais"). Il n'a jamais servi que les lettres et la patrie, avec évidemment ce qu'il faut d'ironie et de plaisir désintéressés. Volontiers dérangé par les grands évènements, comme Caton par l'idée fixe de Carthage, puis retournant à sa compétence comme l'autre, entre deux maximes, à sa marotte et à ses additions, il a eu l'existence d'un citoyen de Plutarque, une de ces vies pour oraison funèbre qui amènent d'elles-mêmes la citation latine et la réminiscence classique… »

 

 

            D'un mot, Vialatte vient de nous mettre sur la voie, chez Paulhan, de constantes, celles qui lui viennent de sa "latinité". Qui se traduit déjà dans l'admirable graphie de ses manuscrits, disons plus justement : calligraphie.

            Ses correspondants l'on noté : le dessin de son écriture, sur l'enveloppe qu'ils recevaient de lui, était déjà un cadeau. Et, dans l'hommage de la revue (1er mai 1969, n° 197), Daniel Boulanger caractérise fort bien cette écriture qui, de 1914 à 1968, est demeurée inchangée, régulière, sans avoir aucunement bougé. Pas à pas, sûre de soi. En terrain conquis. Pas de caracoles, mais l'installation, l'aqueduc et la grammaire. Bref, le pas des légions ! l'origine nîmoise (Col. Nem.).

            Ecriture, dont chaque mot, comme le dit Franz Hellens (loc. cit., p. 732), tracé d'un calame de scriptor inspiré, digne d'un parchemin à jamais introuvable, représentait aux yeux du lecteur privilégié une solution, dont Paulhan lui paraissait détenir le secret.

            Un échantillon, ci-joint, suffira à illustrer cette magnifique graphie qui, durant plus d'un demi-siècle, fut la sienne ne varietur. Fragment emprunté à une lettre expédiée, le mardi 3 août 1965, depuis Boissise le Bertrand, où Paulhan séjournait alors chez Dominique Aury, 7, rue François-Rolin, à Madame Crumière (Choix de lettres, III, p. 254).

 

            Ecriture indéniablement superbe, qui véhiculait toujours un propos précis où chaque terme s'imposait sans concurrence. Une syntaxe faite de raccourcis, d'ellipses, de dissymétries calculées, à la fois rigoureuses et nourries des brusqueries d'un débit familier, conférant au discours, sans intermédiaire, une forme achevée, offrant au lecteur attentif, subjugué, le spectacle d'une rhétorique saisie à la source.

            Roger Caillois, perspicace (toujours dans le numéro d'hommage déjà cité, p. 737) explicite avec justesse ce que fut le mouvement de sa pensée :

            « La logique chez lui ne consistait pas tant à découvrir la faille d'un raisonnement qu'une aptitude à en modifier, sinon à en inverser les données. Il ne cherchait pas à montrer que le problème était mal posé, mais plutôt qu'on pouvait le poser autrement et que, pour bien en saisir le sens, il convenait d'en admettre et d'en considérer simultanément des énoncés symétriques et contraires. Sa réhabilitation de la rhétorique, en face de la surenchère d'originalité qu'il nomme heureusement terreur, repose tout entière sur cette démarche. Ainsi de la plupart de ses analyses, qui commencent par une sorte d'axiomatique, où des remarques inattendues infirment ou corrigent les évidences accréditées, les remettent en question, invitent la pensée à frayer des itinéraires inattendus. S'il dénonce une opinion erronée, c'est le plus souvent parce qu'elle repose sur une appréciation incomplète des données, parce qu'elle ignore un aspect de la réalité décisif, mais si manifeste qu'il passe inaperçu, qu'on ne pense pas à en tenir compte. Telle la dame dont il rapporte qu'elle était persuadée que l'iguane est un animal lent et gauche, alors qu'il est un des plus prompts ; sa fuite : un éclair vert. "C'est qu'elle n'en avait jamais vu qu'empaillés", explique-t-il."

 

 

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