Paul Amargier

Jean Paulhan qui êtes vous?  

 

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  A la question que je lui pose, abrupte : Jean Paulhan, qui êtes-vous ? Il pourrait, me semble-t-il, répondre : un protestant nîmois, né le 2 décembre 1884, installé définitivement à Paris, après une expérience malgache et avoir fait la Grande Guerre. Tôt devenu conseiller auprès de l’éditeur Gaston Gallimard, je fus dès les Années folles responsable de la Nouvelle Revue Française.

            Entré en Résistance sous l’occupation allemande dès la première heure, Paulhan se vit confier le redémarrage, en 1953, de la Nouvelle N.R.F., dont il devait garder la responsabilité jusqu’à sa mort survenue le 10 octobre 1968, l’Académie Française l’ayant élu en 1963, au sixième fauteuil, celui précédemment occupé par Pierre Benoit (prise de séance, le 27 février 1964 - reçu par Maître Maurice Garçon).

            Tel est, schématique, le profil qu’offre le parcours de celui que l’opinion publique, très vite, tint pour "l’éminence grise des lettres françaises", tandis que d’autres prisaient surtout chez lui le côté préposé au rayon des "farces et attrapes"…

            Bi-frons[1] serait trop peu dire, tant Paulhan fut multiple : le chercheur d’or, le coupeur de cheveux de chauve, dixit Georges Perros, l’énigmatique, le subversif, la huitième merveille du monde. Que d’hommes, en un seul ? A se demander s’il existe ? Oui, d’accord, mais c’est aussi un fait, un être de fascination.

            En témoigne la prodigieuse Correspondance, qui n’en finit pas, pour notre bonheur, de nous révéler ses richesses, volume après volume : avec Guillaume de Tarde, Gide, Suarès, Ungaretti, Monique de Saint-Hélier, Audiberti, Caillois, Etiemble, Ponge, Guémenno, Claudel, Arland, Leiris, Adrienne Monnier, Dubuffet, Belaval, Vialatte… Tâche d’édition confiée aux soins d’une "Société des lecteurs et fidèles amis", qui, année après année, publie de précieux cahiers, plus d’une douzaine à ce jour (2006), sans oublier les Colloques de Cerisy-la-Salle, en 1973 : "Jean Paulhan, le souterrain", et celui de 1998 : "Jean Paulhan, le clair et


 

l’obscur". Aux éditions Gallimard, enfin, dans la collection Blanche, est annoncée, en sept volumes, la publication des "Œuvres Complètes", déjà procurée par Claude Tchou, en cinq volumes (1966-1970).

Si on ne lit pas Paulhan, si on ne le connaît pas, on se trouve sans aucune excuse, tant les chemins qui mènent à son œuvre, à sa personne, se présentent multiples et variés. Seulement, se connaissait-il, lui-même ? Là, demeure la question, que nous lui posons, à lui, qui a tant écrit : « Et on n’écrit pas, disait-il, pour être élégant ou spirituel. On n’écrit pas pour avoir des raisons. Ni même pour avoir raison ; ni pour donner un aspect plausible à des thèses évidemment fausses. On écrit pour savoir la vérité, et la garder quand on l’a sue. On écrit pour être sauvé. »

            S’il est vrai, par ailleurs, que tout écrivain de race, se trouve appelé à cette vocation pour rejoindre son enfance, - ce que je pense avec Jean-Claude Pirotte - alors « écrire, c’est, au bout du compte, tenter à tout prix les retrouvailles avec l’enfance. Raconter à l’enfant des histoires, la sienne, la nôtre, et trembler de ne les décliner jamais assez vraies, assez fidèlement enfantines et musicales.

            Comme on décline une identité presque biblique, avec l’angoisse de la sentir sans arrêt mise en doute, contestée, transgressée même. Où donc perche notre identité ? » (Plis perdus, p. 110).

 

 

            Claire Paulhan[2], en publiant de manière exemplaire chez Seghers (collect. Pour Mémoire) des textes autobiographiques, qui, jusqu’en 1989, étaient demeurés inédits, nous a livré, sous le titre La vie est pleine de choses redoutables, les pages d’un "journal intime", qui couvre les dix années de formation de Paulhan (1904-1914), entre ses vingt et trente ans. Elle introduit le corpus en ces termes : « En juin 1904, Jean Paulhan a dix-neuf ans. Né à Nîmes le 2 décembre 1884, au sein d’une famille protestante, il est le fils unique de Frédéric et de Jeanne, née Thérond, protestante libérale. Son père, qui fut bibliothécaire puis conservateur de la bibliothèque de Nîmes, est un libre penseur et un franc-maçon. Auteur de nombreux ouvrages théoriques, collaborateur de La Revue Philosophique, il était, au début de ce siècle, considéré comme l’un des fondateurs de la nouvelle école de psychologie scientifique. Mais il dut renoncer à toute carrière universitaire car il avait tendance à bégayer…

            Jusqu’à l’âge de douze ans, Jean Paulhan vit heureux dans la région nîmoise ou cévenole : il va passer le dimanche au mazet, herboriser dans le bois des Espeisses, explorer la garrigue, regarder les parties de boules, se promener au jardin de La Fontaine, écouter les « sornettes » de son grand-père qui avait, par convenance personnelle, quitté sa quincaillerie vers l’âge de quarante ans… Mais en 1891-1892, à la suite de difficultés politiques avec l’administration et les nouveaux édiles qui contestent âprement sa promotion au sein de la bibliothèque, Frédéric Paulhan décide, après quelques voyages vers la capitale, de se préparer à quitter Nîmes.

            En 1896, il s’installe, avec sa femme Jeanne, sa sœur Suzanne et son fils Jean, dans une grande maison, La Madeleine, louée à Lozère, près de Juvisy en Seine-et-Oise. Au milieu des champs, à quelques kilomètres de la ligne de la gare d’Orsay, Frédéric Paulhan se consacre à son œuvre de philosophe, prend parti pour Dreyfus, pendant que Jeanne, qui a le goût de l’entreprise, commence avec l’aide de Tante Suzanne, royaliste convaincue, un élevage de poulets rapidement décimés par une épidémie. Jean fait ses classes de rhétorique et de philosophie au lycée Louis-le-Grand de Paris, où malgré deux années interrompues par la maladie, on le tient pour un « élève fort bien doué mais qui manque encore de maturité et de sérieux » : « réussira, note le chef de l’établissement, s’il se règle et se surveille ».

            Quelques années plus tard, ils emménagent rue Saint-Jacques, à Paris : Jeanne Paulhan décide alors, pour faire vivre les siens, de fonder une pension de famille, que son fils appelle ironiquement « la Ménagerie ». Les pensionnaires de Jeanne Paulhan, dont beaucoup sont protestants, comptent également dans leurs rangs quelques jeunes filles russes… »

            Parmi ces dernières, une certaine Ida, dont Paulhan a tenu à nous parler dans un fragment intitulé Anarchie, que l’on trouve au tome IV de l’o.c.- Tchou, p. 452 : « … Ida était donc repartie pour son pays, en promettant d’écrire. C’est une sorte de promesse qu’elle ne tenait jamais. Moi, je continuais à voir ses amies ; et, parmi elles, deux sœurs dont l’une, Elise, me donnait l’impression d’être bien plus vieille que nous ; en tout cas, d’avoir déjà glissé dans un autre monde. Elle était plus ou moins journaliste, elle passait pour avoir un amant (que je n’ai jamais vu), elle avait une figure qui me paraissait laide, et trop carrée en tout cas. Je pense qu’elle se moquait volontiers de moi. Il lui arrivait de me dire : « Je vous ai bien observé : dans la rue, vous cognez les gens exprès pour leur demander ensuite pardon, de votre voix la plus douce. Voilà un ami, comme je n’aimerais pas en avoir. » Elle se moquait de ma politesse : « Je vais vous donner des cerises. C’est à la condition que vous me disiez merci une seule fois. Pas pour chaque cerise. » Un jour que nous étions ensemble dans le métro, elle me dit : « C’est insupportable, une femme ne peut pas faire deux pas à Paris sans être pincée. » Je songeai plus tard que peut-être elle m’invitait ainsi à agir, contre qui ? Je répondis bêtement par des généralités sur les Parisiens, et elle me dit : « C’est vrai, je vous dis ça à vous… ». Le sens était : « … qui n’y entendez rien. ». A sa sœur, elle disait plus carrément : « Mais enfin, être vierge à ton âge, on n’a pas idée. Le Bon Dieu sera bien surpris s’il te voit arriver comme ça dans le Paradis. – Il s’y occupera lui-même », répondait Rosa. Avec Rosa, nous étions grands camarades.

            Souvent, nous passions l’après-midi ensemble dans la petite chambre qu’elle avait louée, rue Fustel. Elle m’avait d’abord demandé des leçons de français qui nous ennuyèrent très vite. Puis elle me donna des leçons de chant, et moi à elle des leçons de boxe. Mais nous nous aperçûmes très vite que j’avais la voix fausse, plus vite encore que les coups lui faisaient mal. Rosa, seule de ses amis, n’était pas politique, et n’était venue à Paris que pour apprendre à chanter. D’ailleurs, son professeur aussi était russe et, à ses moments perdus, médecin. Je renonçai de mon côté à apprendre la boxe, malgré mes premiers espoirs. C’était pour la même raison que Rosa.

            Il y avait entre nous une grande tendresse. D’amour, nous n’avons jamais parlé. Le mot le plus doux qu’elle me dit était « Tête », quand je la mettais sur mes genoux ; et puis à propos de n’importe quoi. Mais nous nous embrassions longuement, au moment de nous séparer. Un soir que nous avions dîné ensemble, elle me demanda de rester. Donc, nous nous couchâmes tous deux dans son petit lit. Je n’ai pas besoin de dire que Dieu aurait eu avec moi la même surprise qu’avec elle. Tout se passa très vite, avec une certitude et même une brusquerie où je ne me reconnus pas. Et je ne sais comment nous nous trouvâmes - ce fut sans doute par ma hâte ou ma maladresse - tous deux un peu ensanglantés. Quand je me levai un peu plus tard et allai jusque sur notre balcon chercher la carafe d’eau, je laissai tomber par terre quelques gouttes de sang. Puis je me recouchai. Rosa avait déjà changé le drap.

            Je crois que sur le moment nous n’avons rien trouvé à nous dire. Mais nous nous sommes endormis, en nous serrant dans nos bras. Le lendemain, je partis au petit matin sans la réveiller – ou peut-être faisait-elle seulement semblant de dormir… »

 

 

En définitive, ce ne sera pas Ida l’élue de son cœur, mas une autre slave, Sala, originaire de Lodz en Pologne, qui, le 6 juin 1911 deviendra sa femme, la mère de leur fils Pierre, né le 17 août 1913.

De Comiac, le mas cévenol, sis à Logrian, à deux pas du château de Florian, des grands-parents Thérond, où Paulhan est venu toujours séjourner au temps des vacances, il adresse à Sala des lettres datées du printemps 1905 et juillet de la même année.

Dans ce cadre agreste, il s’épanouit : « Hier soir, lui écrit-il, je suis sorti sur la route. Il y avait tous les insectes qui chantaient et le ciel si doux, et les montagnes transparentes, et les vignes qui s’étendaient, un peu frêles et gracieuses. C’était si beau, si beau. »

Là, il rencontre la voisine, l’impayable Madame Périer, avec ses pensées et réflexions sur Dieu, le monde, l’homme et quelques autres sujets, comme le Cantique des Cantiques, avec cette conclusion : « Tout de même, il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans la vie…». Eh oui, Madame Périer, la vie est pleine de choses redoutables.

Des lettres à Sala se dégage un incontestable pouvoir de séduction : « Amie, pourquoi n’êtes-vous pas ici ? Ce serait si doux. Nous aurions des rêves qui grandiraient, maintenant comme l’ombre des arbres, sous la lumière qui a la couleur de l’herbe pâle. Puis il y a un vieux moulin accoudé qui regarde la rivière. Et l’herbe est devenue toute blonde. De tout petits chemins d’herbes se perdent et tournent en rond. Des herbes qui sentent le miel. C’est si doux et si beau. »

Rentré à Paris, les notations du carnet intime ne manquent pas, elles non plus,

de charme : dans un café vert de Meudon où il attend Sala, Paulhan parle doucement à la petite bonne, qui est très laide "et ça a dû lui faire plaisir parce qu’elle n’y est pas habituée."

            Les demoiselles de l’Est regagnent toutes leurs pénates respectives : Sala, en Pologne, où elle s’occupe de sa mère agonisante ; quant à la pauvre Ida, poursuivie par la police tsariste, condamnée pour menées anarchistes, elle finira tristement sa vie, pendue, dans une prison sibérienne.

            De son côté, Paulhan, qui est licencié ès-lettres et philosophie, doit, à l’automne 1905, accomplir son service militaire. Incorporé, le 8 octobre, toute une année va s’écouler, pour lui, à l’armée, où il sera nommé caporal le 25 mars 1906 et promu sergent le 18 septembre.

 

 

            Démobilisé, le jeune universitaire reprendra ses études, mais pour échouer, en juillet 1907, au concours d’agrégation, en même temps que la Revue Philosophique publie un article de lui : "L’imitation dans l’idée du moi". Se pose alors la question de son avenir immédiat, quand, subitement, il se voit offert, par le gouverneur général de Madagascar, un poste de professeur de lettres au collège européen de Tananarive, proposition aussitôt acceptée. Le 10 décembre 1907, Paulhan embarque à Marseille, sur l’Oxus, à destination de Madagascar où il va vivre trois ans durant, touchant à nouveau le port de Marseille, au retour, le 10 décembre 1910.

            Au moment de quitter le sol natal, peut-être emporte-t-il au plus profond de lui la nostalgie des séjours passés dans les Cévennes, à Comiac, auprès de ses grands-parents Therond, ainsi qu’il le confiera, 40 ans plus tard, à Marcel Jouhandeau, dans une lettre du 21 août 1947 (Choix de Lettres, t. III, p. 53) : « La chaleur s’est bien enfuie. (Imagine que cette extrême chaleur au dehors, ce froid du chalet, les montagnes, je ne sais quel air m’avaient fait retrouver un sentiment d’extraordinaire ivresse que j’avais une fois éprouvé dans des vacances en Cévennes, vers dix ans, et puis jamais retrouvé. Je m’en étais, vers sept, huit ans, beaucoup inquiété. Je me demandais pourquoi venu, pourquoi reparti.  Mais je l’ai reconnu du premier coup. Personne ne vieillit. Au contraire il était plus vif, je pense). »

            Les trois années passées sous le ciel malgache vont marquer fortement et durablement le nouveau professeur de lettres. « C’est là, écrit Claire Paulhan, qu’il passera tout doucement, et tout seul, de l’adolescence rêveuse à l’âge adulte. C’est là que sa sensibilité aux formes et aux fonctions du langage va s’aiguiser au contact d’une longue étrange, expression d’une morale paradoxale : ainsi, Jean Paulhan, qui vit avec une famille malgache et a pris une maîtresse indigène, se met à colliger, auprès des anciens habitants de la Grande Île, les "hain-teny" ou "proverbes de dispute". C’est aussi à partir de Madagascar que ce goût autobiographique qu’il avait manifesté jusqu’ici dans son journal va se communiquer à sa correspondance et à de courts récits de vie quotidienne… »

(La vie est pleine de choses redoutables, p. 137)

 

 

            Les tableautins abondent aux pages du journal de ces années malgaches, bucoliques à souhait.

            Un seul exemple :

« C’est un village de terre rouge, en haut d’une colline. Au temps de la guerre civile, il était entouré d’un fossé profond. Maintenant le fossé est à demi comblé et il y pousse des grenadiers et des manguiers. De petits cochons noirs s’y promènent.

Des bœufs énormes que l’on engraisse dans des fosses se lèvent lourdement quand nous passons et nous menacent de leurs cornes. Ils vivent six mois dans la fosse au soleil et à la pluie. Et tous les matins les paysans leur jettent des tas d’herbe fraîche.

Il n’y a pas d’hommes dans les sentiers du village. Tous sont assis sur la place, entre le temple et la maison de Rabe. Ils sont assis le long des murs, graves, enveloppés de leur manteau blanc. Et de l’autre côté ce sont les femmes. Elles ont leurs plus beaux lambas. Elles ont porté leurs enfants qui se tiennent sages,  jouent avec la poussière et ne disent rien. »

Mêlé aux paysans, le jeune français apprend leur langue, directement, à l’usage, s’interdisant de recourir, tout au moins durant la première année, à la lecture et à l’écriture. Ce n’est que vers la fin de son séjour, en octobre 1910, qu’il passera son brevet de langue malgache, dont on sait à quel point elle est complexe et riche. Il venait d’être élu membre de l’Académie malgache, au sein de laquelle il avait prononcé des communications ayant trait à la langue et aux proverbes.

A Paris, Sala, revenu de sa Pologne natale, ayant obtenu de l’un de ses oncles, Paul Boyer, directeur de l’Ecole des langues orientales, que soit attribuée à son futur époux une chaire d’enseignement, celui-ci dès les premiers jours de 1911 commençait ses cours, pour peu de temps.

« Le 6 juin 1911, à vingt-six ans, il se marie avec Sala Prusak et s’installe dans le quartier du parc Montsouris. Au cours de l’été, alors que les jeunes mariés sont en voyage de noces en Suisse où ils retrouvent les deux sœurs de Sala et son père qui est venu de Pologne, Jean Paulhan, déjà affaibli par une furonculose, apprend qu'il n'est plus professeur : M. Durand, qui était le véritable titulaire du poste, probablement en congé de maladie, a estimé que Jean Paulhan avait été nommé à son détriment par Paul Boyer ; il a donc fait un recours au Conseil d’Etat et vient d’obtenir gain de cause… La situation est critique. Déprimé, Jean Paulhan s’isole, va prendre les eaux à Ragaz et projette de postuler pour un cours libre à l’Ecole des langues orientales (qu’il n’obtiendra pas). Puis Sala et lui séjournent à Comiac, chez les grands-parents Thérond.

Jean Paulhan, à qui sa belle-famille continue d’envoyer régulièrement des subsides, décide donc de donner des cours particuliers, tout en accentuant sa collaboration au Spectateur, de livrer des articles au Journal asiatique, à La Revue hebdomadaire, et de rependre ses études : il dépose à la Sorbonne, en janvier 1912, deux sujets de thèse de doctorat : Sémantique du proverbe, essai sur les variations des proverbes malgaches, sous la direction de Lucien Lévy-Bruhl, et Essai d’une classification linguistique des phrases proverbiales malgaches, sous la direction du linguiste Antoine Meillet.

En novembre, après un court séjour dans le Midi pour assister à l’enterrement d’Auguste Thérond et à la vente du domaine de Comiac, Sala et Jean Paulhan partent s’installer à Alger : on invoque ces travaux de thèse qu’il lui faut avancer et les bronches fragiles de la jeune femme qui prend son service à l’hôpital d’Alger. Peut-être ont-ils également besoin, l’un et l’autre, de s’éloigner quelque temps d’une famille - d’une mère surtout - qui s’inquiète fort d’un si mauvais départ dans la vie. Mais, comme l’on sait encore que Jean Paulhan avait demandé à son ami Guillaume de Tarde, peu de temps auparavant, de « couvrir » l’une de ses absences de Paris, l’on peut supposer aussi que Jean Paulhan, pour de secrètes raisons liées à quelque activité anarchiste, ait eu besoin alors de se faire un peu oublier… »

(Claire Paulhan, La vie est pleine de choses redoutables, p. 156)

 

 

            Ce furent pour le couple Paulhan les années algéroises, qui virent la naissance, le 17 août 1913, de leur premier-né Pierre, baptisé tôt après, auquel les parents consacreront un Livre de Bébé, paru chez Grasset, suite de textes savoureux, repris par Claire Paulhan quant à l’ essentiel, et prolongés jusqu’à fin 1916.

            Le bébé compte un an d’âge quand éclata l’actus tragicus des quatre longues années de Guerre. Paulhan, mobilisé dans un régiment de zouaves, est aussitôt engagé sur le front, où il est blessé le 25 décembre 14, "alors qu’il montrait le plus grand courage en menant sa section à l’assaut", dit la citation. Il pérégrine ensuite d’hôpital en hôpital (Compiègne, Angers, Melun), pour finir par être reconnu inapte au combat et affecté au rôle de guetteur d’avions à Beauvais.

            C’est là qu’il se lie d’amitié avec un camarade de section, Albert Uriet et rencontre Germaine Pascal, née Dauptain, mariée à un ingénieur des chemins de fer, mère de deux enfants, qui ne cessera désormais de se trouver auprès de lui : ils se marieront, en 1933, quand Sala aura fini par accepter le divorce.

            « Albert Uriet, ancien séminariste à Quimper, se définissait lui-même, dans ses lettres à "J.P.- Le Grand Meaulnes", comme le François Seurel de l’aventure commune qui les réunit pendant la guerre : non seulement, ils peuplèrent la campagne d’êtres fantastiques - sorcières et coquecigrues -, d’animaux et de paysages enchantés, mais encore ils tombèrent tous deux amoureux, presque en même temps : J.P. de Germaine Pascal, Albert Uriet de Germaine Huet. Comme ils étaient tous deux mariés et pères, comme elles étaient toutes deux mariées et mères, leur situation devint très compliquée dès que la guerre les eut dispersés. Mais "frères" et "sœurs" ne cessèrent de s’écrire, donnant des nouvelles, s’échangeant des livres et des articles. J.P. et Albert Uriet, dont l’écriture, la graphie était presque semblable, avaient même projeté d’écrire ensemble quelques romans – ce qu’ils ne réalisèrent pas. Albert Uriet connaissait également certains des amis de J.P., Vincent Muselli, Max Jacob, Georges Riemann, Ary Leblond - le directeur de La Vie dont il allait devenir le secrétaire, André Salmon… » (note de C.P.)

            « Jean Paulhan est en train de changer, ou plus exactement de revenir à lui-même. Déjà, évoquant sa vie dans les tranchées, il écrivait dans ce qui deviendra le Guerrier appliqué : "[…] je ressentais de l’irritation et de la rancune contre un ancien respect de la vie, un attachement aux vivants, et les autres sentiments qui nous avaient trompés, puisqu’ils n’avaient pas suffi, et qu’il avait fallu que la guerre vînt. Par la légèreté qui en résultait à l’égard de liens consacrés, la guerre était pour nous une sorte d’enfance." Et il vécut effectivement ce cantonnement en campagne, qui dura presque une année, comme un retour à la nature et à ses secrets, comme la redécouverte de sa propre sensibilité si mal maîtrisée, comme une enclave dans un imaginaire proche du Grand Meaulnes. Il commence à écrire Lalie, Progrès en amour assez lents et Le Pont traversé. »

(Claire Paulhan, La vie est pleine de choses redoutables, p. 162)

            La dernière année de la guerre voit, à Tarbes, Paulhan hospitalisé, gravement malade, avec Sala, à ses côtés, qui le soigne, tout en attendant la naissance de leur second fils, Frédéric[3], venu au monde le 16 août 1918. Paulhan démobilisé, en mars 19, viendra vivre à Paris, avec femme et enfants, dans la pension toujours tenue par ses parents.

            Nommé rédacteur à la direction de l’Enseignement Supérieur (ministère de l’instruction publique) il noue alors des relations avec le milieu littéraire ; rencontre Breton, Aragon, Soupault, Eluard, ainsi, à la fin de l’année 19, qu’André Gide et Jacques Rivière, auprès de qui, dès janvier 1920, il accomplit des tâches de secrétariat. En juillet, il est officiellement nommé secrétaire de la Nouvelle Revue Française. Germaine travaille, non loin de lui, dans les bureaux de la maison Gallimard. Ils ne tardent d’ailleurs pas à emménager tous deux rue Campagne-Première dans un atelier d’artiste, dont Franz Hellens se souvient, dans Documents secrets : « un appartement composé d’une seule pièce, si étroite qu’il n’y avait place que pour un lit et une table ; une table si petite qu’elle suffisait à peine pour son travail et, aux heures des repas, pour deux couverts. Quand j’étais là, on en ajoutait


 

un troisième ; il n’y tenait que par un miracle d’amitié. La cuisine se faisait sur une espèce d’étage intérieur, voisin du plafond et formé par un plancher auquel on accédait au moyen d’une échelle. Plus tard, la retraite de Châtenay-Malabry ne convenait pas moins à cet esprit mystérieux, insaisissable, qui semble se faire une coquetterie d’un éternel alibi. A première vue, le mur d’enceinte paraissait dépourvu de porte d’entrée. Il me fallut quelque temps et un flair que je ne me connaissais pas pour en découvrir l’ouverture dissimulée derrière un buisson de lauriers. » (p. 218)


[1] On sait que Jean Guérin est le pseudonyme choisi par Paulhan pour rédiger des notes destinées à la N.R.F., réunies sous le titre Chroniques, en deux volumes, aux Editions des Cendres, 1992.

[2] Claire Paulhan est la petite-fille de Jean Paulhan, fille de Frédéric, née en 1955.

[3] Le père de Claire Paulhan, né en 1955.

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