III
1774-1789
A la veille de ses 50 ans,
Féraud est littéralement "à la rue". Heureusement que sa sœurs et son
beau-frère furent là pour le recueillir, ainsi que nous le révèle le
poème, que nous venons de lire, composé plus tard, au temps de l'exil
ferrarais.
Comme le Père Pézenas, son
maître et modèle, qui avait été à Aix, avant de venir à Marseille,
l'animateur de congrégations de paysans, artisans, domestiques, Féraud
gardera toujours un goût marqué pour les auditoires populaires. C'est
pourquoi l'environnement de l'église Saint-Laurent, un petit peuple, lui
sera toujours cher. Toute sa vie, il gardera une prédilection pour cet
auditoire de marins et de pêcheurs.
En 1777, ces derniers
reçoivent avec "estrambord" le comte de Provence, futur Louis XVIII, à
bord de leurs barques décorées (flotte à cette date de plus de 260
bateaux), qui fut complimenté par Louis Carle, premier prudhomme, en
provençal. De ce milieu, Féraud est issu, il lui restera indéfectiblement
fidèle. Dans une lettre du 12 octobre 1792, écrite à Ferrare, à son
confrère italien, compagnon d'exil, Bettinelli, il confiera : « Depuis
notre disparition en France, ma résidence était à Marseille, ma Patrie,
d'où je faisais quelques excursions pour des Carêmes et des missions et où
je ne connaissais que les églises, les couvents et mon Cabinet. »
L'inventaire de ce cabinet,
dressé au moment de l'exil par les autorités, nous permet de situer
exactement, au 6, rue Sainte-Françoise, quel était son cadre de vie,
occupant, chez sa sœur, deux pièces du premier étage, dont l'une servait
de chambre, l'autre de bureau. Il disposait là d'une table avec "trois
bois de bibliothèque" renfermant quelques 500 volumes. Un certain souci
d'élégance présidait au décor : tapisseries, rideaux de couleur verte,
guéridon à l'antique. Cartes de géographie et tableaux divers égayaient
l'austérité des murs. Notons qu'il semble n'avoir à cette date, celle de
l'exil, aucun ouvrage en langue provençale parmi ses livres.



Dès février 1787, Jean Mossy
le libraire-éditeur marseillais, pouvait annoncer la publication du
premier volume (864 p.) d'un Dictionnaire (sic) critique de la
langue française, dont Féraud, auteur de cette monumentale entreprise,
dit dans sa Préface, que cette langue française est « la plus délicate, la
plus difficile, la plus modeste, la plus exacte, la plus ennemie des
licences, des innovations, et qui est pourtant parlée et écrite par le
Peuple le plus amoureux des nouveautés et chez qui tout est mode, la
Science, la Médecine, le Langage ; la Religion, même, ainsi que la
parure. »
C'est cet ouvrage qui va
placer notre auteur aux premiers rangs des linguistes et lexicographes,
rang qui lui permet, aujourd'hui encore, auprès des spécialistes, de faire
autorité.
Son programme est ambitieux
: examiner "ce qui a été dit" ; proposer "ce qu'on doit dire" ; indiquer
"pourquoi on doit le dire". Il devait en relever, avec bonheur, le défi.
Là, il se livre à une
critique farouche de l'orthographe régnante qu'il dénonce comme truffée
d'inconséquences : « notre orthographe, écrit-il, n'est point le fruit
d'un usage réfléchi et l'espèce de culte, que le grand nombre de gens de
lettres lui rendent me paraît être le fruit du préjugé et de l'habitude,
plutôt que du raisonnement le plus apuré. »
Le Journal Encyclopédique,
dans une livraison de 1788, salue « dans cette œuvre, le dictionnaire le
plus complet, le plus méthodique, le plus instructif qui ait paru
relativement à la langue française et à la grammaire. » Valeur reconnue,
encore une fois, aujourd'hui, par les historiens de la langue.
Œuvre offrant le spectacle
d'une prodigieuse enquête ouverte à tous les domaines les plus divers, et
à tous les horizons du savoir.
L'Académie de Marseille ne
pouvait manquer de remarquer un esprit aussi distingué. Elle lui fit des
avances, qu'il repoussa, non sans "s'en être, dit-il, excusé le mieux
qu'il pût". Mais "la composition de ce corps littéraire ne lui plaisait
pas" : « C'était une vraie arche de Noë, un composé bisarre (sic)
de Jansénistes, de Calvinistes et de Déistes, où j'aurais été fort
déplacé. »
(lettre du 29 septembre
1792)
La Feuille de
Correspondance du Libraire, dans un de ses numéros de 1792 annonce, en
ces termes, une réédition du « Dictionnaire grammatical de la Langue
Française contenant toutes les règles de l'Orthographe, de la
Prononciation, de la Prosodie, du régime, de la construction avec les
remarques et observations des plus habiles grammairiens ; par M. Féraud,
nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée d'une carte de la France &
de la définition de quelques mots nouvellement créés, & de tous ceux qui
ont reçu une acception nouvelle depuis l'établissement de la Constitution
Française. Paris 1791 2 vol. in 8° de 600 pages chacun (Voland) 10 liv. br.
(1792, n° 3171). »
1792, nous sommes déjà
plongés en pleine tourmente. Jean-François Féraud a connu celle de 1773,
si cruelle pour lui, jésuite exemplaire désavoué par l'autorité
pontificale elle-même. Epreuve dont il est difficile de mesurer l'impact
intérieur qui fut, sans aucun doute, cause d'une profonde blessure.
Maintenant, il va devoir
affronter une autre tempête, celle des évènements politico-religieux,
retracés par Henri Arnaud : "1789, l'Eglise de Marseille dans la
tourmente", 1988 (232 p.)



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