Paul Amargier

Au Temps des lumières un homme de lumiere L'abbé Féraud chapitre 1

 

  Chapitre 1

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Au temps des lumières,un Homme de lumière:

L'abbé FERAUD

Présentation

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

 

 

I

1725 - 1760

 

Le 27 avril 1725, Jean-François Féraud naquit au quartier de Saint-Jean, paroisse de Saint-Laurent, de François Féraud et de Claire-Marie Beaumond, qui s'étaient unis par les liens du sacrement de mariage dans l'église N.-D. des Accoules au lendemain de la terrible Peste de 1720, le 28 octobre 1721.

Une fille qui ne vécut pas, devait laisser la place d'aîné à Jean-François ; d'autres enfants suivront. Nous voyons le père signer l'acte de baptême d'une de ses filles "maître chirurgien juré". La famille logeait alors près de l'auberge du Cheval-Blanc, à la vue de la Fontaine de Saint-Laurent ; elle jouissait d'une certaine aisance, puisque Jean-François put recevoir sa formation au sein du Collège Jésuite, créé, en 1726, sous le patronage de l'évêque Belzunce.

Un précis de pratique pédagogique, composé en 1732, au Collège Jésuite d'Avignon, nous renseigne sur le type d'enseignement dispensé par le Collège Belzunce.

Le latin demeurant l'élément de base de l'enseignement, le français y tenait cependant une large place, ainsi que l'enseignement des langues vivantes (pour Féraud, l'italien et l'anglais) - le provençal étant utilisé pour les échanges de la vie quotidienne - le tout, sans négliger l'initiation proprement scientifique.

On sait, par ailleurs, le rôle que jouait le théâtre dans les établissements tenus par les Pères de la Compagnie :

« Il y a toutes les probabilités pour que le jeune Jean François ait vu représenter en 1738, la tragédie d'Absalon du P. Marion, dans laquelle un rôle d'enfant, celui de Salomon était joué par le neveu de Mgr, le jeune duc de Castelmoron, alors élève de cinquième. La présence de ce personnage d'âge tendre laisse supposer une imitation d'Athalie. Ce que confirme la lecture de la pièce : elle ne manque pas de mérite et les vers ont une aisance que l'on n'ose dire racinienne mais qui donne une bonne idée du style "jésuite" en littérature. Et, suivant la loi du genre, le public devait tirer un enseignement profitable du spectacle, Absalon représentant le jansénisme. »

(STEFANINI, op. laud., p. 25)

Le jansénisme ! C'est autour de la question janséniste que le débat faisait alors rage dans le catholicisme provençal… A Marseille, face au foyer jansénisant, représenté par le Collège Oratorien, - implanté sur le site de l'actuelle place Sadi-Carnot - c'est au Collège Belzunce qu'il revint de conduire le combat.

Mieux qu'élève docile des bons Pères, Jean-François Féraud, encore adolescent, passa du statut d'écolier à celui de novice, fils de Saint Ignace. Une fois son noviciat accompli sur place, à Marseille, il fut envoyé, semble-t-il, à Besançon, où il dira plus tard (Préface au Dictionnaire critique, de 1788) "avoir fait un assez long séjour".

Sur sa période de scolasticat et régence, nous sommes très peu renseignés. Retenons cependant les vers écrits par lui, bien plus tard, à Ferrare, conservés dans un manuscrit de la Bibliothèque Municipale de Marseille (n° 1078, f° 86) où, en un style pré-lamartinien, il évoque l'idéal de ses jeunes ans :

« Parmi les saints autels, sous un toit solitaire

Cultivant à la fois l'Etude et les Vertus

Dès mes plus jeunes ans à mes sens combattus

Je cherchai d'un Désert l'asile salutaire

Et je voulus, jusqu'à la Mort,

Y fixer et mes vœux et mon sort… »

 

 

Au milieu du XVIIIème siècle, en 1755, Féraud compte trente ans d'âge, celui de l'ordination sacerdotale dans la Compagnie de Jésus. Un tableau dû au peintre Gabriel Lemonnier, en octobre de cette année 1755, nous montre, sous le buste de Voltaire, une assemblée du Tout-Paris, dans le salon de Madame Geoffrin, à Rueil-Malmaison, réunie pour écouter la lecture de l'Orphelin de Chine, œuvre de Voltaire qui venait de paraître. Dans une lettre du 20 août 1755, ce dernier écrit à un correspondant : "Je ne vis plus qu'avec des Chinois". Voltaire compte alors 60 ans, viennent de mourir Montesquieu (le 10 février à 66 ans), et le duc de Saint-Simon (le 2 mars, à 80 ans).

Dans sa biographie de Diderot (p. 241), Raymond Trousson évoque le climat de ces années : « Même par temps calme, les Encyclopédistes devaient toujours redouter de voir un orage crever soudain sur leurs têtes. Or, ces années-là, l'horizon s'assombrit et Diderot va vivre, de 1757 à 1759, les pires années de son existence. Le climat, il est vrai, est mauvais pour tout le monde. Le terrible tremblement de terre de Lisbonne, le 1er novembre 1755, a ému l'opinion : "Cela fait craindre à des gens la fin du monde", écrit Barbier en novembre. Puis ce furent les inondations et les misères d'un hiver particulièrement rigoureux et le début de la guerre de Sept Ans. Renversement des alliances : France, Autriche, Russie contre Angleterre et Prusse. A l'intérieur, on s'enlisait dans une guerre parlementaire dont on ne voyait pas la fin, dans des querelles religieuses qui s'éternisaient. En 1756, la levée d'impôt du nouveau "vingtième" éveille protestations et révoltes. L'autorité royale se sent contestée. Au début de l'année 1757, un attentat spectaculaire avait amené le gouvernement à se montrer plus attentif encore à tout ce qui pouvait menacer l'ordre ou l'Eglise. Le 5 janvier, à Versailles, au pied du petit escalier, sur la cour de marbre, peu avant six heures du soir, le roi monte en carrosse pour se rendre au Trianon. Se faufilant entre les gardes, un homme s'approche du souverain et lui porte au flanc un coup de canif. Ce n'était guère qu'une estafilade, mais l'attentat est patent, et l'acte sacrilège - la personne royale est sacrée - doit être sévèrement puni. S'agissait-il d'un fanatique isolé ? Avait-il des complices ? Le coupable était Robert-François Damiens, un déséquilibré qui s'était cru charger de rappeler le roi à ses devoirs en lui infligeant une légère blessure. La punition, le 28 mars, fut à la hauteur de son crime. »

On aimerait connaître quelles furent les réactions du jeune jésuite Féraud, désormais prêtre, face à ces dîners évènements, en particulier vis-à-vis du tsunami meurtrier qui, pour la Toussaint 1755, dévasta le centre de Lisbonne.

En revanche, nous pouvons savoir quelle fut son attitude à l'égard des Encyclopédistes, puisqu'en ces années 1755-1765 déferla sur l'intelligentsia européenne la vague qui trouve son origine dans les Cyclopedia de l'anglais Chambers, parue à Londres, 2 volumes, en 1728.

Les projets de traduction en langue française de cet ouvrage allaient donner naissance à la fameuse entreprise de notre Encyclopédie - finalement confiée aux soins de d'Alembert et Diderot, dont le prospectus de lancement parut en novembre 1750. Il se trouve qu'à Marseille, à cette date, un jésuite particulièrement remarquable, le Père Pézenas, exerçait ses talents.

Né à Avignon, le 28 septembre 1692 (mort le 4 février 1776), entré jeune dans la compagnie de Jésus, le P. Pézenas fut nommé en 1729 responsable de l'Observatoire Marseillais, dont l'immeuble abrite aujourd'hui, au quartier du Panier, l'école communale dite "Préau des Accoules".

Dans la foulée de Chambers, un de ses compatriotes, Thomas Dyche, avait publié à son tour un Dictionnaire Universel. Le Père Pézenas, spécialiste d'astronomie et mathématique, auteur de manuels de navigation ainsi que d'une table des logarithmes, des sinus et des tangentes, surtout l'auteur d'une méthode rationnelle et simple, toujours en usage à ce jour, pour calculer la jauge des navires, conçut l'idée de traduire l'œuvre de Dyche.

Responsable depuis plus de vingt ans, à cette date, de l'Observatoire, il lui avait été facile de repérer le collégien Jean-François Féraud, issu de ce quartier, devenu maintenant son jeune et déjà brillant confrère.  Affronté à la tâche qu'il s'était fixée de traduction et adaptation du Dyche, le Père Pézenas, éprouvant le besoin de s'adjoindre une aide, persuada le jeune jésuite de travailler, à ses côtés, à la mise-au-point de cette œuvre.

A Paris, le libraire Le Breton, à l'initiative de l'entreprise confiée au tandem D'Alembert-Diderot, inquiété déjà par la concurrence que représentait pour lui le Dictionnaire de Trévoux[1], fit saisir dans une librairie parisienne les premières feuilles de la traduction du Dyche de nos deux jésuites marseillais.

Heureusement pour eux « Avignon échappait à la juridiction royale, et, dès 1752, un prospectus informait le public de la possibilité d'acquérir à peu de frais : 3 livres à la souscription, 3 à la livraison du 1er tome, 4 à celle du second (le prix de vente devant être de 18 livres), un :


 

NOUVEAU

DICTIONNAIRE

UNIVERSEL

DES ARTS ET DES SCIENCES

FRANCOIS, LATIN ET ANGLOIS        

CONTENANT LA SIGNIFICATION DES MOTS

DE CES TROIS LANGUES ET DES TERMES

 PROPRES

DE CHAQUE ETAT ET PROFESSION

AVEC L'EXPLICATION DE TOUT CE QUE

REFERMENT LES ARTS ET LES SCIENCES

TRADUIT DE L'ANGLOIS DE THOMAS DYCHE.

L'entreprise paraissait commercialement bien menée : on pouvait souscrire dans 67 villes d'Europe, d'Amsterdam à Naples, de Cadix à Milan, à Lisbonne comme à Florence.

Le rédacteur du prospectus - presque certainement Féraud - indiquait clairement le dessein des auteurs : en traduisant la 4ème édition du Dictionnaire de Dyche, lui-même redevable aux dictionnaires français antérieurs et notamment à celui de Trévoux, ils entendaient bénéficier d'une rédaction abrégée et élégante des articles et donner ainsi sous forme condensée, non un simple extrait du Dyche comme l'était le Manuel lexique de Prévost, mais une véritable encyclopédie qu'ils se défendaient de vouloir comparer à l'autre, tout en invitant par là, le lecteur à le faire. »

(STEFANINI, op. laud., p. 44)

L'abbé Prévost avait lui aussi publié chez Didot, à Paris, en 1750, un manuel lexique ou "Dictionnaire portatif des mots français". Le propos de Pézenas - Féraud était plus ample, et ce dernier entre, par cette porte, dans ce qui sera désormais son domaine, celui du comparatisme linguistique : il entend manifester l'analogie des deux langues, la française et l'anglaise, afin de donner une idée plus juste de l'une et de l'autre - ce sont les propres termes du prospectus de lancement - le latin étant, par ailleurs, omni-présent.

Le Dictionnaire Universel parut aux dates fixées, le premier tome en 1753, le second l'année suivante. Le texte de la préface montre Pézenas-Féraud s'inscrivant délibérément parmi les partisans des "lumières", décidés à mettre ces dernières au service de "ceux qui pour ne jouir que d'une fortune médiocre ne sont pas pour cela ni moins éclairés, ni moins respectables", que les amateurs appartenant à l'élite fortunée.

Le succès de l'ouvrage fut tel que la librairie avignonnaise l'imprima à nouveau en 1756. En 1761, le Dictionnaire sera publié à nouveau, sous le titre "Encyclopédie Françoise, Latine et Angloise" (par souci de prudence l'ouvrage portait Londres, comme lieu d'impression), mais très probablement grâce aux soins du libraire lyonnais Bruisset, puisque c'est lui qui, en 1775, procurera une ultime édition de l'œuvre, à l'identique de celle de 61, mêmes caractères, mêmes ornements.

Quoi qu'il en soit de la valeur, non négligeable, de ce Dictionnaire, qui connut donc la faveur de quatre éditions, il aura contribué à initier Féraud à la Lexico-graphie, ce qui va lui permettre de s'attacher à une œuvre plus personnelle, celle de son Dictionnaire grammatical, de 1761.


 


 [1]  -  DAOUST, Encyclopédie et Jésuites de TREVOUX (1751-52), revue ETUDES, février 1952, p. 179-91.

 

 

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