II
1761-1773
Jean-François Féraud vient
de franchir la barre des 35 ans, il entre dans sa maturité, apte désormais
à voler de ses propres ailes.
A la suite de Vaugelas, de
l'abbé d'Olivet, de Thomas Corneille et bien d'autres, sans parler du
"Dictionnaire de l'Académie", ayant mis en chantier un nouvel ouvrage, il
mena à bien sa rédaction et, sous le couvert de l'anonymat, le livra au
public, chez la Veuve Girard, à Avignon, en 1761, sous le titre
Dictionnaire grammatical de la Langue Française.
De l'avis des spécialistes
cet ouvrage répond bien à ce que l'on est en droit d'attendre d'un lexique
"portatif". Sous forme concise, il donne pour chaque terme des
renseignements d'étymologie, sur la prosodie, la prononciation, la
conjugaison des verbes irréguliers, etc…
Faisait figure en ce temps,
d'éminence grise des lettres françaises, l'abbé d'Olivet, franc-comtois,
né Pierre-Joseph Thoulier (1682-1768), jésuite de 1700 à 1713, professeur
au Collège Louis-le-Grand où il eut pour élève le futur Voltaire qui garda
toujours à son égard une admirative fidélité, une fois sécularisé il entra
à l'Académie Française, en 1723. Il y fut l'un des principaux rédacteurs
du Dictionnaire. Ayant remarqué l'ouvrage de Jean-François Féraud,
séduit par ses qualités, il chercha à percer l'anonymat de l'auteur et y
parvint, non sans mal, pour finir par entrer en contact avec lui.
Durant tout ce temps, J.-F.
Féraud se partageait entre Avignon et Marseille. On le voit, par exemple,
porter lettres et paquets, confiés par son confrère marseillais, le Père
Rivoire, à destination du collectionneur avignonnais Esprit Calvet.
C'est cinq ans après sont
tout premier contact avec l'abbé D'Olivet que J.-F. Féraud lui écrit (le 7
juin 1766) : « J'ai fait d'autres petits ouvrages qui ne sont peut-être
pas connus de vous. L'un est intitulé la Petite Encyclopédie ou
Dictionnaire des Philosophes. L'autre est un Discours sur la Philosophie
et singulièrement sur cette question : pourquoi les Incrédules passent-ils
pour Philosophes ? »
(SOMMERVOGEL
Bibliothèque de la
Compagnie de Jésus, 1884, col.
711-12).
Cette confidence précieuse
nous permet de situer avec précision la date d'entrée dans la mêlée de
J.-F. Féraud. Le combat déclenché par la publication, le 28 juin 1751, du
premier tome de l'Encyclopédie, devait aboutir (le 3 septembre 59) au bref
pontifical du pape Clément VIII, condamnant "l'immonde Encyclopédie". Dans
la Préface du tome premier, D'Alembert avait exprimé d'entrée le
projet de l'équipe des "philosophes" à savoir : "changer la façon commune
de penser" ; désormais, l'homme devait être regardé comme "le terme unique
d'où il faut partir, et auquel il faut tout ramener". Il serait difficile
d'être plus explicite. Face à une telle volonté de déstabilisation de la
pensée commune, les tenants de la Vérité, entendue comme conforme à la
stricte orthodoxie, ne pouvaient que réagir. Ce fut le cas des Jésuites,
comme de bon nombre d'autres polémistes et critiques ; Féraud ne pouvait
que faire chorus avec eux.
Dans sa Petite
Encyclopédie, p. 44, il demande : « Que devient donc cette multitude
de vérités que nous avons fait connaître à l'Univers ? »
Les articles, Orgueil,
Philosophie, Plaisir, Punitions, Vertu, résument les positions des
Philosophes ou Encyclopédistes, en vue d'y apporter réponse, car, dit-il
dans sa Préface : « J'ai un avantage sur les Grands Hommes qui ont
travaillé à la grande collection. Ils ont assemblé des mots et j'ai
recueilli des idées. »
Ses réponses les plus
pertinentes se trouvent dans les articles Concubinage, Divorce,
Femme, Libertinage, où il polémique avec les armes mêmes de
l'adversaire, au premier rang desquelles l'ironie, que Féraud manie avec
beaucoup de verve. Un seul exemple suffira à illustrer sa manière, quand
il fait mine d'admirer cette maxime du Discours sur l'inégalité des
conditions : "Fais ton bien avec le moins de mal d'autrui qu'il t'est
possible" : « Pour moi, je voudrois qu'on gravât cette dernière maxime sur
tous les coins des carrefours, & sur tous les murs des cabarets & des
tavernes. Ceux qui fréquentent ces honnêtes lieux, & qui sont souvent gens
de sac & de corde, pourroient, à force d'y réfléchir & de se communiquer
leurs idées, trouver le moyen de faire leur bien avec le moins de mal
d'autrui qu'il seroit possible ; & la Société y gagneroit sans doute.
Les Assassins, par exemple, se conteteroient de couper la langue & les
mains à ceux qu'ils auroient volés, pour les empêcher de parler &
d'écrire. Les voleurs s'exerceroient à dérober avec moins de dommage, &
ils se garderoient bien de gâter ce qu'ils ne pourroient emporter. Les
Empoisonneurs trouveroient un poison plus doux & plus agréable, &c. &c.
Pour les Usuriers je n'imagine pas de moyen pour diminuer leurs exactions
; car leur plus grand bien fera toujours le plus grand mal d'autrui. Mais
quelque autre sera plus habile ou plus heureux que moi. (Petite Encycl.,
pp. 125-126). »
L'article Femme ne
manque pas, lui non plus, d'être assez surprenant : « Que ne leur doivent
pas (sc. aux philosophes) les Femmes, cette précieuse moitié de
l'Humanité ? Un Sage, d'un trait de plume, a plus contribué à établir leur
empire sur des fondements durables, que les folies sublimes des poètes, &
les douceurs fades des Romanciers. Nous avons plus fait que d'établir leur
empire ; nous l'avons justifié & rendu respectable à la Sagesse la plus
austère. Car, si celui qui sait aimer est vertueux, quel
droit n'ont pas à nos hommages celles qui font aimer ? Ce seul axiome
justifie ces noms de Deesses & de Divinités qu'on leur prodiguoit
ci-devant, sans trop savoir pourquoi, & que bien des gens trouvoient assés
ridicules. Quoi de plus divin en effet, que ce qui inspire la vertu, & si
efficacement, & si agréablement ? Il est vrai que nous rendons aux Femmes
le même service. Aussi rien ne les empêchera plus de nous appeler leur
Idole. (ibid., pp. 89-90). »



Le 25 décembre 1758, à
Versailles, en présence du roi Louis XV, le Père jésuite Charles Chapelain
prêcha cette année-là l'homélie de Noël en attaquant l'Encyclopédie. Ce
que le Confesseur du Dauphin, l'abbé Odet de Vaux du Giry, avait déjà fait
dans son Mémoire sur les Cacouacs. Ce dernier, sous ce vocable,
caricaturait les Philosophes, dont il brossait ainsi le portrait au
vitriol : « Toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur
langue… Comme ils ne sont pas moins lâches que méchants, ils n'attaquent
en face que ceux dont ils croient n'avoir rien à craindre : le plus
souvent ils lancent leur poison par derrière. »
Ce n'est pas sur ce ton que
Féraud devait polémiquer avec ces mêmes philosophes. Nous l'avons vu dans
sa lettre du 2 juin 1766 à l'abbé D'Olivet se dévoiler comme l'auteur
"d'un Discours sur la Philosophie et singulièrement sur cette question :
pourquoi les Incrédules passent-ils pour Philosophes ?".
Ce texte quasiment inconnu a
été heureusement découvert par Jean Stéfanini dans un exemplaire de la
Petite Encyclopédie conservé à la Bibliothèque Municipale de
Marseille, relié en appendice (cote n° 77.055) portant, sans autre
indication, une date d'impression : 1762.
Féraud, comme l'on peut s'y
attendre, est bien décidé à "prouver, ce sont ses propres termes, qu'il
n'y a jamais eu et qu'il ne saurait y avoir de véritable philosophie que
dans le christianisme". Ajoutons, sans crainte de nous tromper, le
christianisme entendu en un sens strictement orthodoxe mode romano.
« Qui mérite mieux, demande Féraud, le titre de sage et de grand homme,
qu'un chrétien fidèle aux enseignements de sa religion ? » (Discours,
p. 29).
S'il y a quelqu'un qui, à
cette date illustre, à Marseille, un bel idéal de sagesse, c'est bien le
légendaire centenaire Annibal Camous, dont Claude Camous, son descendant,
a su si bien parler (122 ans d'histoire (s) de Marseille).
Alors que Féraud œuvrait à
l'élaboration de son Discours, Annibal Camous vaquait, lui,
distribuant les fioles de son eau stomacale et ses simples médicinales. Un
jour, se promenant sur les hauteurs de la tête de More, il rencontra le
peintre Joseph Vernet en train de peindre sa fameuse toile "L'entrée du
port de Marseille". A l'épouse de ce dernier qui le félicitait pour son
grand âge, sa bonne mine et son esprit toujours vif, il répondit en
souriant : « Je n'ai rien fait d'autre, Madame, que de me soumettre à la
volonté du Seigneur ! ». Voilà une attitude chrétienne, bien faite
pour plaire à l'auteur du "Discours sur l'Incrédulité des Philosophes".
Hic est vera philosophia.
Ce qui peut expliquer le peu
de diffusion que connut cet ouvrage, c'est l'évènement, survenu en 1773,
qui devait éclater dans le ciel jusque-là serein de la vie de notre héros,
comme un coup de tonnerre particulièrement brutal ; à savoir la
suppression de la Compagnie de Jésus.
Le pape Clément XIV (le
Cordelier Ganganelli) - 18 mai 1769 - 22 septembre 1774 - la déclara, en
effet, dissoute par le bref Dominus ac Redemptor, promulgué le 16
août 1773.
La stupeur générale
atteignit toutes les couches de l'opinion publique. Celle du corps
épiscopal français fut exprimée par l'archevêque de Paris, Christophe de
Beaumont, écrivant au pape : « Il n'est pas possible que je me charge
d'engager le clergé à accepter le dit bref ». Malgré d'aussi
éminentes protestations la décision romaine fut maintenue et enregistrée,
pour la Provence, au Parlement d'Aix, qui concéda, pour un an, une chiche
pension aux ex-s.j. « Le Président Monclar annonçait que les
ex-Jésuites âgés de moins de 33 ans étaient rentrés dans leurs biens ; des
autres, au nombre de 62, 48 avaient fait "en tout ou en partie" les
déclarations prescrites. Deux d'entre eux seulement "les sieurs Pézenas et
Blanchart" étaient "suffisamment pourvus suivant leurs déclarations".
Jean-François Féraud figure sur la liste avec le numéro 14 et se voit
allouer, comme ses confrères âgés de plus de 33 ans, une pension de 200
livres. Il est porté comme appartenant, avant la dissolution, au Collège
de Belsunce, avec le titre de prédicateur de carême et comme ayant fait
ensuite élection de domicile, toujours à Marseille, "chez le Sr Attigue,
au Port, Place du Bois, Paroisse St Laurent", sans doute Pierre Lartigue,
capitaine marin qui avait épousé Elisabeth Modeste. Ce serait donc son
beau-frère, appelé suivant l'usage classique son frère, que Féraud
remercie dans les vers où il a, plus tard, évoqué ces tristes évènements :
Presque Mourant, quoique
toujours Tranquille
Je trouve en la Maison et le
Port et l'Asile
Dans le Naufrage désiré
…………
Oui, ton Amour, Ingénieux et
tendre
Sut bientôt connaître et comprendre
Quèls tresors précieux,
quèls biens j'avais perdus
Dans cète Compagnie Aimable
Et vertueuse et Réspectable
D'Amis que je ne trouvais plus
(ms. Marseille 1.078
(48.710), sous le titre : "Recueilli dans la maison paternelle", f°
86, p. 9)."
(STEFANINI, op. laud.,
p. 104)



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